1739-10-27, de Frederick II, king of Prussia à Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont.

Madame,

J'étais vis à vis de Machiavel lorsque j'eus le plaisir de recevoir votre lettre & la traduction italienne de la Henriade.
Je me suis vu infiniment encouragé par les suffrages que vous donnez à la préface de la Henriade. Ce sont la vérité & la persuasion qui se sont exprimées par ma plume. Cet ouvrage se loue de lui même, & je n'ai d'autre mérite que celui d'avoir arrangé les phrases. Mr de Voltaire n'a pas besoin de panégyriste pour être estimé & goûté de l'Europe; aussi n'est ce que d'un faible roseau que j'ai voulu étayer l'édifice de sa réputation.

Vous me demandez des nouvelles de Machiavel? Je compte de l'achever dans quinze jours. Je ne voudrais point présenter un ouvrage informe & mal digéré aux yeux du public. J'écris beaucoup, & j'efface davantage. Ce n'est encore qu'une masse d'argile grossière, à laquelle il faut donner la façon & le tour convenable; cependant je vous envoie l'avant propos, pour vous faire juger dans quel esprit cet ouvrage est composé. Il y a des matières sérieuses où il a fallu des réfutations solides; mais il y en a d'autres où j'ai cru qu'il était permis d'égayer le lecteur: je ne sais rien de pire que l'ennui, & je crois que l'on instruit toujours mal le lecteur, lorsqu'on le fait bâiller. Peut-être y a-t-il de la présomption à mon âge de me flatter d'instruire le public; mais peut-être n'y en a-t-il point à vouloir lui plaire. J'aurais bien voulu semer par ci par là de ce sel attique tant estimé des anciens; mais ce n'est pas l'affaire de tout le monde. J'enverrai l'ouvrage chapitre par chapitre à mr de Voltaire; votre jugement & votre goût me tiendra lieu de celui du public; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentiments.

Mais je m'aperçois que comme l'éternel abbé de Chaulieu je ne parle que de moi même; je vous en demande mille pardons, madame, la matière m'entraîne & Machiavel m'a séduit.

Pour changer de discours, je vous dirai que nous avons vu ici l'aimable Algarotti avec un certain milord Baltimore, non moins savant & non moins agréable que lui. J'ai senti tout le prix de leur bonne compagnie pendant huit jours; après quoi ils ont été relevés par ce Marcus Curtius des Français qui se dévoue pour le bien de sa patrie, & qui va s'abîmer, dit on, dans le plus grand gouffre des mers hyperborées; j'ai pensé le confesser en le voyant partir, regrettant toutefois qu'un aussi aimable homme allât se morfondre dans un climat & dans un pays aussi peu digne de lui que la Russie.

Il m'a dit mille biens de son monarque, & il a pensé me ranger de l'opinion de ces philosophes qui disent que c'est l'amour qui débrouille le chaos. Que ce soit l'amour ou ce qu'il vous plaira, je ne m'en embarrasse point; mais je vous prie de croire que je ne suis pas aussi indifférent sur les sentiments que j'ai pour vous, & qu'il m'importe beaucoup que vous vouliez vous persuader de l'estime avec laquelle je suis,

Madame,

Votre très affectionné ami.

Ayez la bonté de faire mes amitiés à notre digne ami.