1738-07-03, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont.
Je n'ay plus de part aux miracles
De ces Dieux que tant j'adoray,
Et je n'entends plus les oracles
Des divinités de Cirey.

Vous ne me faites plus la grâce de m'écrire, mde, et depuis un temps infini je n'ay reçu ni vers ny prose de mr. de Voltaire. Neuton a donc changé La face de L'Univers; on ne voit plus que Prismes, que [. . .] que Récipients, on [. . .] que de Parallaxes, de Sinus, de Tangentes, dans ces lieux mesme où [. . .] Thalie, où dansoit Terpsicore, où Polhimnie et Melpomene déclamèrent les vers Les plus sublimes et les plus touchans. Mais malgré tout ce que Neuton peut démontrer à mon Esprit sur l'attraction, j'en [. . .] plus volontiers ce qu'en persuade [. . .] mon coeur de bien plus grands [. . .] .

Oüy c'est La tendre affection
Qu'a Le Berger pour sa Bergère
Qui fait La vraÿe attraction,
Et sans angle et Réfraction
Dans ses yeux pleins d'Emotion
Il découvrira La Lumière;
La chercher ailleurs est chimère,
Car un instant de Passion
Vaut mieux que La Phisique entière.

Enfin, mde, j'ay parcouru le Liure admirable et singulier de nostre illustre ami; j'ay entrevû des vérités, mais je suis son aueugle né de Chiselden; La Lumière au premier moment n'a fait que m'ébloüir.

En ouvrant les yeux j'épprouvay
Ce que prédit Locke et Barclay,
Des torrents de feux de Lumière
N'ont fait que blesser ma Paupière!
Dans tant d'objects l'œil confondu
N'aperçut grandeur ny distance,
Je n'ay changé que d'ignorance
Et pour trop voir je n'ay rien vu,
C'est à mon maitre en l'art d'écrire
De m'aprendre à voir comme à lire.

Si j'ay saisi un certain respect meslé d'efroy en visitant tous les détours obscurs et mistérieux de ce vaste Temple Les beaux Vers du frontispice, Les tendres hiéroglifes meslés aux Théoresmes, des groupes d'arts et d'amours badinants auec des sphères et des Téléscopes m'ont bien rassuré. J'ay pensé que La curiosité et la gloire de découvrir des terres inconnües pouvoit faire passer Les mers à d'honnestes gens; mais que des voyageurs aimables et délicats comme vous dégoûtés bientost de l'intemperie [et] de la sécheresse du climat reviendroient avec joye dans leur patrie, Le pays de l'imagination, de l'enjoument et des grâces.

Quand vous partiés pour ce voyage
On vit entrer dans l'Equipage
Les arts, Le génie et l'amour;
En folastrant sur Le Cordage
Ils regardent tous ce rivage
Et me sont garants du ret[our.]