10 avril [1738]
J'ay reçu mon cher amy le petit écrit imprimé.
Je vous remercie bien de ces attentions. La littérature m'est plus chère que jamais. Neuton ne m'a point rendu insensible, et vous pouriez me dire avec notre maitre Horace
Vous devriez bien m'envoyer aussy le discours populaire de le Franc. Je m'intéresse baucoup à luy depuis qu'il a fait doublement cocu un intendant. En vérité cela est fort à l'honneur des belles lettres, mais mon cher amy cela n'est point à l'honneur des lettres de cachet et je trouve fort mauvais qu'on exile le gens pour avoir f. madame Pajot .
Vous verrez cy jointe la lettre d'une bonne âme à Orphée Ramau sur Zoïle Castel.
Ce Castel là est un chien enragé, c'est le fou des mathématiques, et le tracassier de la société.
Ne pouriez vous me faire part de cette vie de Roussau? Si l'auteur faisoit bien il s'adresseroit à moy, je luy donnerois de bons mémoires.
Je vous enverrai incessament La Meropé, mais pour dieu, n'en parlez pas. N'allez pas aussi vous imaginer que cela soit écrit du ton de Brutus.
Dieu garde Zaire d'être autre chose que tendre. Dieu garde Merope de faire la Cornelie. Flebilis Ino. Vous ne verrez là d'autre amour que celuy d'une mère, d'autre intrigue que la crainte et la tendresse. Trois personages principaux, et voylà tout. La plus extrême simplicité est ce que j'aime. Si elle dégénère en platitude vous en avertirez votre amy.
Je serois bien étonné que mes éléments de Neuton parussent. La copie que j'avois laissé en Hollande étoit assez informe. Ce qu'ils avoient commencé de L'édition étoit encor plus vicieux. J'ay averti les libraires de ne se pas presser, de m'envoyer les feuilles, d'attendre les corrections. S'ils ne le font pas, tant pis pour eux. Deux personnes de l'académie des sciences ont vu L'ouvrage, et l'ont aprouvé. Je suis assez sûr d'avoir raison. Si les libraires ont tort je les désavoueray hautement.
Mr le chancelier a trouvé que j'étois un peu hardi de soupçonner le monde d'être un peu plus vieux qu'on ne dit. Cependant je n'ay fait que raporter les observations astronomiques de mrs de Louville et Godin. Or par ces observations il aparoit que notre pôle pouroit bien avoir changé de place, et cela assez régulièrement. Or si cela étoit il pouroit à toute force y avoir une période d'environ deux millions d'année, et si cette période existoit, et qu'elle eût commencé à un point comme par exemple au nord, il seroit démontré que le monde auroit environ cent trente mille ans d'antiquité et c'est le moins qu'on pourait luy donner. Mais je ne veux me brouiller avec personne pour l'antiquité de la noblesse de ce globe. Eût il vécu cent millions de siècles, ma vie ny la vôtre durerait pas un jour de plus. Songeons à vivre et à vivre heureux. Pour moy
D'ailleurs quand les hommes seroient encor plus sots qu'ils ne sont, je ne m'en mêleray point.
Votre petit basque a bien fait, mais on avoit fait assez mal icy de ne le pas faire venir d'abord. On ne doit jamais manquer l'acquisition d'un homme de mérite.
J'ay l'insolence d'en chercher un pour mon usage. Je voudrois quelque petit garçon philosofe qui fût adroit de la main, qui pût me faire mes expériences de phisique. Je le ferois seigneur d'un cabinet de machines et de quatre ou cinq cent livres de pension, et il auroit le plaisir d'entendre Emilie Neuton qui par parenthèse entend mieux l'optique de ce grand homme qu'aucun professeur et que Mr Coste qui l'a traduit.
Adieu père Mersenne.