1738-03-28, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur, J'ai reçu votre lettre du 8 de ce mois avec quelque sorte d'inquiétude sur votre santé.
Thieriot me marque qu'elle n'était pas bonne, ce que vous me confirmez encore. Il semble que la nature, qui vous a partagéd'une main si avantageuse du côté de l'esprit, ait été plus avare pour ce qui regarde votre santé, comme si elle avait eu regret d'avoir fait un ouvrage achevé.

Il n'y a que les infirmités du corps qui puissent nous faire présumer que vous êtes mortel; vos ouvrages doivent vous persuader du contraire.

Les grands hommes de l'antiquité ne craignaient jamais plus l'implacable malignité de la fortune qu'aprés les grands succès. Votre fièvre pourrait être compté, à ce prix, comme un équivalent ou comme un contre-poids de votre Mérope.

Pourrais je me flatter d'avoir deviné les corrections que vous voulez faire à cette pièce? Vous qui en êtes le père, vous l'avez jugée en Brutus; pour moi, qui ne l'ai point faite, moi qui n'y prends d'autre intérêt que celui de l'auteur, j'ai lu deux fois la Mérope avec toute l'attention dont je suis capable, sans y apercevoir de défauts. Il est de vos ouvrages comme du soleil; il faut avoir le regard très perçant pour y découvrir des taches.

Vous voudrez bien m'envoyer les quatre actes corrigés, comme vous me le faites espérer, sans quoi les ratures et les corrections rendraient mon original embrouillé et difficile à déchiffrer.

Despréaux et tous les grands poètes n'atteignaient à la perfection qu'en corrigeant. Il est fâcheux que les hommes, quelques talents qu'ils aient, ne puissent produire quelque chose de bon tout d'un coup. Ils n'y arrivent que par degrés. Il faut sans cesse effacer, châtier, émonder; et chaque pas qu'on avance est un pas de correction.

Virgile, ce prince de la poésie, était encore occupé de la correction de son Enéide lorsque la mort le surprit. Il voulait sans doute que son ouvrage devait répondre à ce point de perfection qu'il avait dans l'esprit, et qui était semblable à celui de l'orateur dont Cicéron nous fait le portrait.

Vous, dont on peut placer le nom à côté de celui de ces grands hommes, sans déroger à leur réputation, vous tenez le chemin qu'ils ont tenu, pour imprimer à vos ouvrages ce caractère d'immortalité si estimable et si rare.

La Henriade, le Brutus, la Mort de Cesar, sont si parfaits, que ce n'est pas une petite difficulté de ne rien faire de moindre. C'est un fardeau que vous partagez avec tous les grands hommes. On ne leur passe pas ce qui serait bon en d'autres. Leurs actions, leurs ouvrages, leur vie, enfin tout doit être excellent en eux. Il faut qu'ils répondent sans cesse à leur réputation; il faut (s'il m'est permis de me servir de cette expression), qu'ils gravissent sans cesse contre les faiblesses de l'humanité.

Le Maximien de De Chaussée n'est point encore parvenu jusqu'à moi. J'ai vu l'Ecole des amis, qui est de ce même auteur, dont le titre est excellent, et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français, cependant ce qui est sec ou rampant dégoûte bientôt. Nous choisissons ce qu'il y a de meilleur pour le représenter ici. Ma mémoire est si mauvaise, que je fais avec beaucoup de discernement le triage des choses qui doivent la remplir; c'est comme un petit jardin où l'on ne sème pas indifféremment toutes sortes de semences, et qu'on n'orne que des fleurs les plus rares et les plus exquises.

Vous verrez, par les pièces que je vous envoie, les fruits de ma retraite et de vos instructions. Je vous prie de redoubler votre sévérité pour tout ce qui vous viendra de ma part. J'ai du loisir, j'ai de la patience, et avec cela rien de mieux à faire qu'à changer les endroits de mes ouvrages que vous aurez réprouvés.

On travaille actuellement à la vie de la czarine et du czarowitz. J'espère de vous envoyer dans peu ce que j'aurai pu ramasser à ce sujet. Vous trouverez dans ces anecdotes des barbaries et des cruautés semblables à celles qu'on lit dans l'histoire des premiers Césars.

La Russie est un pays où les sciences et les arts n'avaient point pénétré. Le czar n'avait aucune teinture de l'humanité, de la magnanimité, ni des vertus; il avait été élevé dans la plus crasse ignorance; il n'agissait que selon l'impulsion de ses passions déréglées; tant il est vrai que l'inclination des hommes les porte au mal, et qu'ils ne sont bons qu'à proportion que l'éducation ou l'expérience a pu modifier la fougue de leur tempérament.

J'ai connu le grand maréchal de la cour, Printzen, qui vivait encore l'année 24 et qui, sous le règne du feu roi, avait été ambassadeur chez le czar. Il m'a raconté que, lorsqu'il arriva à Pétersbourg, et qu'il demanda à présenter ses lettres de créance, on le mena sur un vaisseau qui n'était pas encore lancé du chantier. Peu accoutumé à de pareilles audiences, il demanda où était le czar; on le lui montra qui accommodait les cordages au haut du tillac. Lorsque le czar eut aperçu m. de Printzen, il l'invita de venir à lui par le moyen d'un échelon de cordes; et, comme il s'en excusait sur sa maladresse, le czar se descendit à un câble comme un matelot, et vint le joindre.

La commission dont m. de Printzen était chargé lui ayant été très agréable, le prince voulut donner des marques éclatantes de sa satisfaction. Pour cet effet, il fit préparer un festin somptueux auquel m. de Printzen fut invité. On y but, à la façon des Russes, de l'eau de vie, et on en but brutalement. Le czar, qui voulait donner un relief particulier à cette fête, fit amener une vingtaine de strélitz qui étaient dans les prisons de Pétersbourg, et, à chaque grand verre qu'on vida, ce monstre affreux abattait la tête de ces misérables. Ce prince dénaturé voulut, pour donner une marque de considération particulière à m. de Printzen, lui procurer, à sa façon de parler, le plaisir d'exercer son adresse sur ces malheureux. Jugez de l'effet qu'une proposition semblable doit faire sur un homme qui avait des sentiments et le cœur bien placé. M. de Printzen, qui ne le cédait pas en sentiments à qui que ce fût, rejeta une offre qui, en tout autre endroit, aurait été regardée comme injurieuse au caractère dont il était revêtu, mais qui n'était qu'une simple civilité dans ce pays barbare. Le czar pensa se fâcher de ce refus, et il ne put s'empêcher de lui témoigner quelques marques de son indignation; ce dont cependant il lui fit réparation le lendemain.

Ce n'est pas une histoire faite à plaisir que je vous confie; elle est si vraie, qu'elle se trouve dans les relations de m. de Printzen, que l'on conserve dans les archives. J'ai même parlé à plusieurs personnes qui ont été de ce temps là à Pétersbourg, lesquelles m'ont attesté ce fait. Ce n'est point un conte su de deux ou trois personnes, cela est notoire.

De ces horribles cruautés, passons à un sujet plus gai, plus riant, plus agréable; ce sera la petite pièce qui suivra cette tragédie.

Il s'agit de la muse de Gresset, qui à présent, est une des premières du Parnasse français. Cet aimable poète a le don de s'exprimer avec beaucoup de facilité. Ses épithètes sont justes et nouvelles; avec cela il a des tours qui lui sont propres; on aime ses ouvrages, malgré leur défauts. Il est trop peu soigné, sans contredit, et la paresse, dont il fait tant l'éloge, est la plus grande rivale de sa réputation.

Gresset à fait une Ode sur l'amour de la patrie, qui m'a plu infiniment. Elle est pleine de feu et de morceaux achevés. Vous aurez remarqué, sans doute, que les vers de huit syllabes réussissent mieux à ce poète que ceux de douze.

Malgré le succès des petites pièces de Gresset, je ne crois pas qu'il réussisse jamais pour le théâtre français ou pour l'épopée. Il ne suffit pas de simples bluettes d'esprit pour des pièces de si longue haleine; il faut de la force, il faut de la vigueur et un esprit vif et mûr pour y réussir; il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe.

On copie, suivant que vous le souhaitez, la cantate de la Le Couvreur. Je l'enverrai échouer à Cirey. Des oreilles françaises, accoutumées à des vaudevilles et à des antiennes, ne seront guère favorables aux airs méthodiques et expressifs des Italiens. Il faudrait des musiciens en état d'exécuter cette pièce dans le goût où elle doit être jouée, sans quoi elle vous paraîtra tout aussi touchante que le rôle de Brutus récité par un acteur suisse ou autrichien. Souvenez vous, je vous prie, que vous m'avez envoyé il y a quelque temps les deux premières épîtres morales des quatre que vous avez composées.

Césarion vient d'arriver avec toutes les pièces dont vous l'avez chargé, dont je vous remercie mille fois; je suis partagé entre l'amitié, la curiosité et la joie. Ce n'est pas une petite satisfaction que de parler à quelqu'un qui vient de Cirey, que dis je? à un autre moi même qui m'y transporte, pour ainsi dire. Je lui fais mille questions, à la fois, et l'interrompant autant de fois, je l'empêche même de me satisfaire; il nous faudra quelques jours avant d'être en état de nous questionner. Je m'amuse bien mal à propos de vous parler de l'amitié, à vous qui la connaissez si bien, et qui en avez si bien décrit les effets.

Je ne vous dis encore rien de vos ouvrages. Il me les faut lire à tête reposée pour vous en dire mon sentiment, non que je m'ingère de les apprécier, ce serait du tort à ma modestie. Je vous exposerai mes doutes, et vous confondrez mon ignorance.

Mes salutations à la sublime Emilie, et mon encens pour le divin Voltaire. Je suis avec une très parfaite estime monsieur, votre très fidèlement affectionné ami

Federic