à Remusberg ce 1er de février 1738
Monsieur, je suis bien fâché que l'histoire du czar et mes mauvais vers vous aient fait attendre si longtemps avant de les recevoir. Vous en rêvez de meilleurs que je n'en fais les yeux ouverts; et si dans la foule il s'en trouve de passables, c'est qu'il est ou volé, ou imité d'après les vôtres. Je travaille comme ce sculpteur qui, lorsqu'il fit la Vénus de Médicis, composa les traits de son visage et les proportions de son corps d'après les plus belles personnes de son temps. C'étaient des pièces de rapport; mais si ces dames lui eussent redemandé, l'une ses yeux, l'autre sa gorge, une autre son tour de visage, que serait il resté à la pauvre Vénus du statuaire?
Je vous avoue que le Parallèle de ma vie et de celle de la cour m'a peu coûté; vous lui donner plus de louanges qu'il n'en mérite. C'est plutôt une relation de mes occupations qu'une pièce poétique, ornée d'images qui lui conviennent. J'ai pensé ne vous la point envoyer, tant j'en ai trouvé le style négligé.
J'attends avec bien de l'impatience les vers qu'Emilie se veut bien donner la peine de composer. Je suis toujours sûr de gagner au troc; et, si j'étais cartésien, je tirerais une grande vanité d'être la cause occasionnelle des bonnes productions de la marquise. On dit que, lorsqu'on fait des dons aux princes, ils les rendent au centuple; mais ici c'est tout le contraire: je vous donne de la mauvaise monnaie, et vous me rendez des marchandises inestimables. Qu'on est heureux d'avoir affaire à un esprit comme le vôtre (ou comme celui d'Emilie)! C'est un fleuve qui se déborde, et qui fertilise les campagnes sur lesquelles il se répand.
Il ne me serait pas difficile de faire ici l'énumération de tous les sujets de reconnaissance que vous m'avez donnés et j'aurais une infinité de choses à dire du Mondain, de sa Défense, de l'Ode à Emilie, et d'autres pièces, et de l'incomparable Mérope. Ce sont de ces présents que vous seul êtes en état de faire.
Vous ne sauriez croire à quel point vos vers rabaissent mon amour propre; il n'y a rien qui tienne contre eux.
Je suis dans le cas de ces Espagnols établis au Mexique, qui fondent une vanité fort singulière sur la beauté de leur peau bise et leur teint olivâtre. Que deviendraient ils s'ils voyaient une beauté européenne, un teint brillant des plus belles couleurs, une peau dont la finesse est comme celle de ces vernis qui couvrent les peintures, et laissent entrevoir jusqu'aux traits de pinceau les plus subtils? Leur orgueil, ce me semble, se trouverait sapé par le fondement; et je me trompe fort, ou les miroirs de ces ridicules Narcisses seraient cassés avec dépit et avec emportement.
Vous me paraissez satisfait des mémoires du czar Pierre 1er, que je vous ai envoyés, et je le suis de ce que j'ai pu vous être de quelque utilité. Je me donnerai tous les mouvements nécessaires pour vous faire avoir les particularités des aventures de la czarine, et la vie du czarowitz, que vous demandez. Vous ne serez pas satisfait de la manière dont ce prince a fini ses jours, la férocité et la cruauté de son père ayant mis fin à sa triste destinée.
Si l'on voulait se donner la peine d'examiner à tête reposée le bien et le mal que le czar a faits dans son pays, de mettre ses bonnes et ses mauvaises qualités dans la balance, de les peser, et de juger ensuite de lui sur celles de ses qualités qui feraient le meilleur poids, on trouverait peut-être que ce prince a fait beaucoup de mauvaises actions brillantes, qu'il a eu des vices héroïques, et que ses vertus ont été obscurcies et éclipsées par un nombre innombrable de vices. Il me semble que l'humanité doit être la première qualité d'un homme raisonnable. S'il part de ce principe, malgré ses défauts, il n'en peut arriver que du bien. Mais si, au contraire, un homme n'a que des sentiments barbares et inhumains, il se peut bien qu'il fasse quelque bonne action, mais sa vie sera toujours souillée par ses crimes.
Il est vrai que l'histoire est en partie l'archive de la méchanceté des hommes; mais en offrant le poison, elle offre aussi l'antidote. Nous voyons dans l'histoire l'exemple d'une infinité de méchants princes, des tyrans, des monstres, et nous les voyons tous haïs de leurs peuples, détestés de leurs voisins, et en abomination dans tout l'univers. Leur nom seul devient une injure, et c'est un opprobre à la réputation des vivants que d'être apostrophés du nom de ces morts.
Peu de personnes sont insensibles à leur réputation; quelques méchants qu'ils soient, ils ne veulent pas qu'on les prenne pour tels; et, malgré qu'on en ait, ils veulent être cités comme des exemples de vertu, de probité, et des hommes héroïques. Je crois qu'avec de semblables dispositions, la lecture de l'histoire, et les monuments qu'elle nous laisse de la mauvaise réputation de ces monstres que la nature humaine a produits, ne peuvent que faire un effet avantageux sur l'esprit des princes qui les lisent; car, en regardant les vices comme des actions qui dégradent et qui ternissent la réputation, le plaisir de faire du bien doit paraître si pur, qu'il n'est pas possible de n'y être point sensible.
Un homme ambitieux ne cherchera point dans l'histoire l'exemple d'un ambitieux qui a été détesté, et quiconque lira la fin tragique de César apprendra à redouter les suites de la tyrannie. De plus, les hommes se cachent, autant qu'ils peuvent, la méchanceté et la noirceur de leur cœur. Ils agissent indépendamment des exemples et n'ont d'autre but que celui d'assouvir leurs passions déréglées; et d'ailleurs, si un scélérat veut autoriser ses crimes par des exemples, il n'a pas besoin (ceci soit dit à l'honneur de notre siècle) de remonter jusqu'à l'origine du monde pour en trouver. Le genre humain corrompu en présente tous les jours de plus récents, et qui par là même en ont plus de force. Enfin il n'y a qu'à être homme pour être en état de juger de la méchanceté des hommes de tous les siècles. Il n'est pas étonnant que vous n'ayez pas fait les mêmes réflexions.
Mon impatience n'est pas encore contentée sur l'arrivée de Césarion et du Siècle de Louis le grand. Une goutte les arrête en chemin. Il faut, à la vérité, savoir se passer des agréments dans la vie, quoique j'espère que mon attente ne durera guère, et que ce Jason me rendra dans peu possesseur de cette toison d'or tant désirée et tant attendue.
Vous pouvez vous attendre, et je vous le promets, à toute la sincérité et à toute la franchise de ma part sur le sujet de vos ouvrages. Mes doutes sont une espèce d'interrogations qui obligent la justice que vous devez à vos ouvrages de m'instruire.
Je vous prie d'assurer l'incomparable Emilie de l'estime dont je suis pénétré pour elle. Mais je m'aperçois que je finis mes lettres par des pareilles salutations aux sœurs, par lesquelles saint Paul avait coutume de conclure ses épîtres, quoique je suis très persuadé que, ni sous l'économie de l'ancienne loi, ni sous celle du nouveau testament, il y eut d'Iduméenne qui valût la centième partie d'Emilie. Quant à l'estime, l'amitié et la considération que j'ai pour vous, elles ne finiront jamais, étant, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami
Federic