1738-08-06, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle Epître sur l'homme que je viens de recevoir, et dont je vous remercie mille fois.
C'est ainsi que doit penser un grand homme, et ces pensées sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez avec hardiesse lorsqu'elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir qu'un dieu et qu'un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette nature, si féconde d'ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre semblable.

Il n'y a que de grandes vérités dans votre Epître sur l'homme. Vous n'êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l'on ne saurait bien être que ce que l'on est; et vous avez tant de raison d'être satisfait de votre façon de penser, que vous ne devriez jamais vous dégrader en empruntant celle des autres.

Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur crasseuse bassesse leur misérable façon de penser; que nos descendants ignorent à jamais les puérilités et les sottises de la foi, du culte et des cérémonies des prêtres et des religieux. Les fleurs et les brillants de la poésie sont prostituées lorsqu'ils servent de parure et d'ornement à l'erreur; et le pinceau qui vient de peindre les hommes mérite d'effacer la Loyolade.

Souffrez que je vous expose mes doutes sur deux points de votre Epître d'ailleurs incomparable.

Vers 4: Le fil peut il percer l'enceinte d'un labyrinthe? Je crois qu'il peut conduire dans un dédale;

Vers 67 et 68: Le mot de troupe peut il rimer à doute? Pardonnez, mon cher ami, à l'effronterie.

Je vous suis obligé et redevable à l'infini de la peine que vous vous donnez de corriger mes ouvrages. J'ai une attention extrême sur toutes les fautes que vous me faites apercevoir, et j'espère de me rendre de plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l'art de penser et d'ecrire.

Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous marchez d'un pas ferme par des routes difficiles, et moi, je rampe par des sentiers faciles. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre Epître sur l'homme, et je vous garantis d'avance de leurs suffrages. Quant à sapientissimus Wolffius, je ne le connais en aucune manière, ne lui ayant jamais parlé ni écrit; et je crois, comme vous, que la langue française n'est pas son fort.

Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à vil prix; aussi soyez persuadé que nous en aurons toute l'obligation à votre générosité. Je sais bien que si je venais de ma vie à Cirey, ce ne serait pas pour l'assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments destructeurs de Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je ne connais aucun de mes droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j'enlèverais la toison d'or; mais j'enlèverais en même temps l'hydre qui garde cette toison; gare, madame la marquise! Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires. En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous en déplaise, ce m. de Voltaire que vous voulez posséder toute seule.

Je reviens à vous, mon cher ami. De retour de mes conquêtes, il est juste que je jouisse du quartier d'hiver; ce sera m. de Maupertuis qui me le préparera. Vos idées sont excellentes sur son sujet; j'aurais souhaité que vous eussiez ajouté à ce que vous m'écrivez: Et nous partagerons ce soin entre nous deux.

Thieriot m'annonce une nouvelle édition de votre Philosophie de Newton. Je me réserve de vous en remercier lorsque je l'aurai reçue. Je ne sais ce que font mes lettres; elles doivent s'ennuyer cruellement en chemin. Il y a assurément quelque anicroche, car il y a plus de deux mois que l'encrier pour Emilie est parti. Le gros paquet devait vous être remis par la voie de Lunéville; je me flatte que vous l'avez à présent.

Je vous écris d'un endroit où résidait jadis un grand homme, et qu'habite à présent le prince d'Orange. Le démon de l'ambition verse sur ses jours ses malheureux poisons. Ce prince, qui pourrait être le plus fortuné des hommes, se dévore de chagrins dans un beau palais, entouré d'un jardin riant et d'une cour brillante. C'est, en vérité, dommage car ce prince a d'ailleurs infiniment d'esprit, et des qualités respectables. J'ai beaucoup parlé de Newton avec la princesse; de Newton nous avons parlé de Leibniz, et de Leibniz de la feue reine d'Angleterre, que la princesse m'a dit avoir été des sentiments de monsieur le Clarke.

J'ai appris à cette cour que s'Gravesande n'avait point parlé de votre traduction de Newton de la manière dont je l'aurais souhaité. Mon dieu! les sentiments du cœur ne seront ils donc jamais unis avec la grandeur, la richesse, l'esprit ou les sciences?

Je n'ai point vu de lettres pendant tout mon voyage, quelques soins que je me sois donnés; et je ne sais ce que fait notre pauvre parnasse délabré de Berlin.

Jordan grandira de deux doigts quand il apprendra la place dont vous le jugez digne; votre lettre sera du bonbon que je lui ferai lire à mon retour. Si ma plume pouvait vous dire tout ce que mon cœur pense, ma lettre n'aurait point de fin.

Le secret d'ennuyer est celui de tout dire.

Je ne vous dirai que très peu, mon cher ami; pensez quelquefois à moi, lorsque vous n'aurez rien de mieux à faire; il ne faut point que mon idée déplace quelque bonne pensée de votre esprit.

Du reste aimez moi un peu, car j'y suis très sensible; et ne doutez point des sentiments d'estime avec lesquels je suis votre très fidéle ami

Federic

Au moins mes compliments à la marquise. Mon dieu! on est si distrait ici, qu'on n'est point à soi même.