à Remusberg, ce 21de septembre 1737
Monsieur, si j'écrivais à un ingrat, je serais obligé de lui faire comprendre, par un long verbiage, ce que c'est que la reconnaissance; heureusement pour moi je ne suis pas dans ce cas.
Ma lettre s'adresse à un exemple de vertu, à un homme qui m'entendra très bien, en lui disant simplement que je suis pénétré des obligations que je lui dois.
Césarion, connaissant mon empressement pour tout ce qui me vient de vous, m'a envoyé vos deux lettres, se réservant à lui même de me remettre le reste de vos ouvrages immortels entre les mains. S'il y a quelque chose qui me puisse faire redoubler l'impatience de le revoir, c'est le trésor précieux dont il est dépositaire.
Vos ouvrages seront conservés comme l'étaient ceux d'Aristote par Alexandre. Ils ne me quitteront jamais, et je compte de posséder en eux une bibliothèque entière. C'est le miel que vous avez tiré des plus belles fleurs, et qui n'a rien perdu en passant par vos mains.
Non, monsieur, tant que vous vivrez, je n'enverrai qu'à Cirey faire la quête des vérités. Je ne troublerai point les glaçons de la Nouvelle-Zemble, ni les déserts arides de l'Ethiopie, pour apprendre des nouvelles de la figure du monde. Ces découvertes sont certainement louables, et, loin de les blâmer, je les trouve dignes des soins de ceux qui les ont entreprises; mais il me semble que votre façon impartiale et judicieuse d'envisager les choses m'est infiniment plus profitable. J'apprends plus par vos doutes que par tout ce que le divin Aristote, le sage Platon, et l'incomparable Des Cartes ont affirmé si légèrement.
En philosophie, ce sont des progrès égaux, ou de se délivrer des préjugés, ou d'acquérir de nouvelles connaissances. L'un éclaire, l'autre instruit. Le plaisir le plus vif qu'un homme raisonnable puisse avoir dans le monde, est, à mon avis, de découvrir de nouvelles vérités. Je m'attendais d'en faire une abondante moisson dans votre Métaphysique; madame du Châtelet m'enlève ce bien déjà possédé, d'entre les mains de mon ami.
Quel sujet pour une élégie! Cependant il en reste là,
Ne vous attendez donc à aucun reproche. Je vous prie de vouloir seulement dire à la divine Emilie que mon esprit se plaint au sien des ténèbres qu'elle vous empêche d'y dissiper.
Je suis édifié de voir revivre à Cirey les temps d'Oreste et de Pylade. Vous donnez l'exemple d'une vertu qui, jusqu'à nos jours, n'a malheureusement existé que dans la fable.
Ne craignez point, monsieur, que je trouble les douceurs de votre repos philosophique. Si mes mains pouvaient cimenter ou raffermir les liens de votre divine union, je vous offrirais volontiers leur ministère. J'ai essuyé une espèce de naufrage dans ma vie; le ciel me préserve d'en occasionner à d'autres!
Je crois cependant avoir trouvé un expédient, moyennant lequel vous pourrez sans risque, et sans troubler la tranquillité d'Emilie, satisfaire ma curiosité. Ce serait, monsieur, de me communiquer, toutes les fois que vous me faites le plaisir de m'écrire, quelques traits de votre Métaphysique, répandus dans vos lettres. La confiance que j'ai en vous, jointe à l'ardeur de m'instruire, vous attire ces importunités de ma part. D'ailleurs, le ciel vous a doué de trop de talents pour les cacher; vous devez éclairer le genre humain; vous n'êtes point avare de vos connaissances, et je suis votre ami.
Mon correspondant russien n'a pu encore me donner des nouvelles de ce que vous souhaitez savoir. J'espère cependant vous satisfaire dans peu.
Les prêtres ne vous choisiront pas pour leur panégyriste. Vos réflexions sur le pouvoir des ecclésiastiques sont très justes, et, de plus, appuyées par le témoignage irrévocable de l'histoire. Leur ambition ne viendrait elle pas de ce qu'on leur interdit le chemin à tout autre vice?
Les hommes se sont forgé un fantôme bizarre d'austérité et de vertu; ils veulent que les prêtres, ce peuple moitié imposteur et moitié superstitieux, adoptent ce caractère. Il ne leur est pas permis d'aimer ouvertement d'être paillards ou ivrognes, mais l'ambition ne leur est pas interdite. Or, l'ambition traîne seule après elle des crimes et des désordres affreux.
Il me souvient du singe de la reine Cléopâtre, auquel on avait très bien appris à danser; quelqu'un s'avisa de lui jeter des noix, et le singe oublia ses habits, la danse, et le rôle qu'il jouait, se jeta sur les noix. Les prêtres représentent un personnage vertueux tant que leur intérêt le comporte; mais, à la moindre occasion, la nature perce bientôt le nuage, et les crimes et les méchancetés qu'il couvrait des apparences de la vertu paraissent alors à découvert. Il est étonnant que la monarchie ecclésiastique soit établie sur des fondements si peu solides. L'autorité de ceux du paganisme venait de leurs oracles trompeurs, de leurs sacrifices ridicules et de leur impertinente mythologie. C'était un conte bien grave que celui de Daphné changée en laurier; des vierges enceintes par Jupiter, et qui accouchaient de dieux; un Jupiter dieu qui quitte le ciel, son tonnerre et sa foudre, pour venir sur la terre, l'histoire dit, sous la figure d'un taureau, pour enlever Europe; la résurrection d'Orphée qui triompha des enfers; et enfin une infinité d'autres absurdités et de contes puérils, tout au plus capables d'amuser les enfants. Et cependant les hommes, charmés du merveilleux, ont de tout temps donné dans ces chimères, et ont vénéré ceux qui en étaient les défenseurs. Ne serait il pas permis de disputer la raison aux hommes, après leur avoir prouvé qu'ils sont si peu raisonnables?
Votre philosophie me charme. Sans doute, monsieur, tout doit tendre au bonheur des hommes. A quoi sert, en effet, de savoir combien de temps vit une puce, si les rayons du soleil entrent profondément dans la mer, et de rechercher si les huîtres ont une âme, ou non?
La gaieté nous rend des dieux; l'austérité des diables. Cette austérité est une espèce d'avarice qui prive les hommes d'un bonheur dont ils pourraient jouir.
Sans doute que la nature, se repentant d'avoir fait quelqu'un trop heureux dans ce monde, vous a assujetti à tant d'infirmités. Votre fièvre m'inquiète et m'alarme beaucoup. Je crains de perdre solum hominem, mon maître qui m'instruit et me guide; je crains, avec raison, de perdre un homme qui vaut seul plus que toute sa nation.
La nature à force de travailler devient plus habile; elle a formé votre cerveau sur tous les bons originaux qu'elle a faits en tous les siècles. Il est à craindre qu'elle ne se contente d'avoir fait un chef-d'œuvre. Soyez sûr, monsieur, que vos jours me sont aussi chers et aussi précieux que les miens propres.
Je suis avec une sincère amitié et avec toute l'estime que la vertu suprême et le mérite extorquent même aux envieux, et reçoit en hommage des âmes bien nées, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami,
Federic