1737-02-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher Cideville j'ay reçu vos lettres, où vous faites parler votre cœur avec tant d'esprit.
Pardon mon cher amy, si j'ay tardé si longtemps à vous répondre. Je vais bien hair la philosophie qui m'a ôté l'exactitude que m'avoit donnée l'amitié. Que gagnerai-je à connaitre le chemin de la lumière? et la gravitation de Saturne? Ce sont des véritez stériles. Un sentiment est mille fois au dessus. Comptez que cette étude en m'absorbant pour quelque temps n'a point pourtant desséché mon cœur. Comptez que le compas ne m'a point fait abandonner nos musettes. Il me seroit bien plus doux de chanter avec vous lentus in umbra, formosam resonare docens Amarillida silvas, que de voiager dans le pays des démonstrations. Mais mon cher amy il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C'est un feu que dieu nous a confié, nous devons le nourir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être, tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments. Pourvu que tout cela n'entre pas pêle mêle, il y a place pour tout le monde. Je veux m'instruire et vous aimer, je veux que vous soyez neutonien et que vous entendiez cette philosophie comme vous savez aimer. Mille tendres compliments à mr de Formont que vous voyez ou à qui vous écrivez.

Je ne sçai pas ce qu'on pense à Rouen et à Paris et j'ignore la raison pour la quelle vous me parlez de Roussau. C'est un homme que je méprise infiniment comme homme, et que je n'ay jamais baucoup estimé comme poète. Il ne sait que rimer. Il n'a rien de grand ny de tendre. Il n'a qu'un génie de détail. C'est un ouvrier et je veux un génie. Il faut que vous vous soyez mépris quand vous m'avez conseillé de le louer, et même de caresser quelques personnes dont vous croyez qu'on doit mandier le sufrage. Je ne loueray jamais ce que je méprise, et je ne feray jamais ma cour à personne. Prenez des sentiments plus hauts, et plus honorables pour l'humanité. Ne croyez pas d'ailleurs qu'il n'y ait que la France où l'on puisse vivre. C'est un pays fait pour les jeunes femmes et les voluptueux, c'est le pays des madrigaux et des pompons, mais on trouve ailleurs de la raison, des talents, etc. Bayle ne pouvoit vivre que dans un pays libre. La sève de cet arbre heureusement transplanté, eût été étouffée dans son pays natal. Je sçai que partout la jalousie poursuit les arts, je connois cette rouille attachée à nos métaux. Le poison de Roussau m'a été lancé jusqu'icy. Il a écrit que j'avois eu une dispute sur l'athéisme avec Sgravesende. Sa calomnie a été confondue, et ainsi le seront tôt ou tard toutes celles dont on m'a noircy. Je ne crains personne, je ne demanderay de faveur à personne, et je ne déshonoreray jamais le peu de talent que la nature m'a donné, par aucune flaterie. Un homme qui pense ainsi mérite votre amitié, autrement j'en serois indigne. C'est cette amitié seule qui me fera retourner en France si j'y retourne. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

J'ay lu la pauvre ode de Roussau sur la paix, cela est presque aussi mauvais que tous ses derniers ouvrages.