A Enghien ce 22 Mai 1736
On vient de m'envoyer, mr, le nouveau libelle que Voltaire a publié contre moi.
Les affronts qu'il a essuyé à l'occasion des premiers ne l'ont point découragé. Celui ci est sur le même ton. Il est composé de deux pièces dont l'une est une préface en prose sous le nom de ses éditeurs. L'autre est cette épître à madame la marquise du Chatelet, dont toutes les nouvelles de Paris & les gazettes de Hollande me menacent depuis quelques mois. L'un & l'autre de ces deux chef d'œuvres était destiné à paraître à la tête de la nouvelle pièce de théâtre qu'il vient de faire imprimer à Paris: mais les approbateurs les ayant rejettés avec l'indignation qu'ils méritent, il s'est avisé, pour ne point perdre le fruit d'un si beau travail, de les envoyer imprimer furtivement à ses libraires d'Amsterdam, avec ordre de les publier, sous peine d'encourir sa disgrâce & d'être privé à jamais de l'honneur d'imprimer ses œuvres. Je suis persuadé, mr, que vous n'attendez pas de moi une réponse du même style. Il y a trop longtemps que Voltaire est en possession de donner la comédie au public pour la lui disputer & pour vouloir partager avec lui un si honteux privilège. Les injures grossières qu'il me dit, & les absurdités dont elles sont accompagnées, ne prouvent autre chose contre moi que sa haine, dont je n'ai garde de m'affliger & qui me fait beaucoup plus d'honneur que son estime. Mais puisque vous désirez de savoir l'origine de cette haine, il faut vous mettre en état d'en juger vous même, par un récit abrégé de ce qui s'est passé entre lui & moi depuis que je le connais.
Des dames de ma connaissance m'avaient mené voir une tragédie des Jesuites au mois d'août de l'année 1710. A la distribution des prix qui se fait ordinairement après ces représentations, je remarquai qu'on appela deux fois le même écolier, & je demandai au père Tarteron, qui faisait les honneurs de la chambre où nous étions, qui était ce jeune homme si distingué parmi ses camarades. Il me dit que c'était un petit garçon, qui avait des dispositions surprenantes pour la poésie, & me proposa de me l'amener, à quoi je consentis. Il me l'alla chercher & je le vis revenir un moment après avec un jeune écolier qui me parut avoir seize à dix-sept ans, d'assez mauvaise physionomie, mais d'un regard vif & éveillé, & qui vint m'embrasser de fort bonne grâce. Je n'en appris plus rien depuis ce moment, sinon environ deux ans après, que me trouvant à Soleure, j'en reçus une lettre de compliment accompagnée d'une ode, qu'il avait composée pour le prix de l'Académie & sur laquelle il me demandait mon sentiment, que je lui marquai avec toute la sincérité qu'on doit à la confiance d'un jeune homme qu'on aime. J'appris pourtant que l'Académie avait mis cette ode au rebut, & que l'année d'après une seconde ode qu'il avait fait à dessein de prendre sa revanche, avait eu le même sort. Il continuait cependant à m'écrire de temps en temps, toujours dans des termes exagérés, m'appelant son maître & son modèle, & m'envoyant quelquefois des petites pièces de sa façon, où son génie mordant & amer commençait à se développer, mais à la vérité très mal pourvu de ce sel & de ces grâces naïves qui assaisonnent la bonne plaisanterie & dont le privilège est de mettre le lecteur dans les intérêts de l'écrivain, art que le fiel & la colère n'enseignent point, & que Voltaire, comme on voit, n'a jamais connu. Il me reste encore quelques unes de ces lettres; & monsieur le baron de Breteuïl qui le protégeait, & qui m'a toujours écrit régulièrement jusqu'à sa mort, ne manquait jamais de son côté de me parler de lui, & de m'informer tantôt de ses succès, tantôt de ses disgrâces. C'est par les lettres de ce seigneur que je conserve encore écrites la plupart de sa main, que j'ai su une partie des premiers malheurs de ce poète fougeux, dont un seul aurait dû suffire pour le corriger, s'il était susceptible de correction: l'insulte qu'il s'attira de la main du vieux Poisson dans les foyers de la Comédie, la balafre dont il fut marqué au pont de Séve par un officier qu'il avait calomnié, son emprisonnement à la Bastille pour des vers satiriques & scandaleux, ses fureurs ridicules au partere & au théâtre pendant qu'on sifflait son Artemire, & une infinité d'autres faits que je retrouverais dans les lettres qui me sont restées de mr de Breteuil, si je voulais prendre la peine de les y chercher; ce que je ne rapporterais même pas, si ce n'était pour montrer par ce témoignage d'un commerce familier soutenu sans interruption vingt ans durant avec un des plus illustres amis que j'aie jamais eu, quelle est l'impudence d'un imposteur qui ose avancer que j'ai manqué à mon bienfaiteur, & piqué, comme il dit, le sein qui m'avait ranimé, pendant que son amitié & ma reconnaissance sont un fait avéré publiquement dans mes ouvrages mêmes, dont un des plus considérables est l'épître que je lui ai adressée.
Permettez moi, mr, d'interrompre mon récit pour un moment, & de vous demander si une calomnie si atroce ne suffit pas pour faire juger de toutes les autres. Elles se réduisent, les injures à part, auxquelles je ne prétends pas répondre, à une liste de noms qu'il prétend, dans sa préface, que j'ai insulté. Mais où trouvera-t-il ces noms, dans aucun de mes écrits? Si les portraits qui y sont ressemblent aux personnes qu'il nomme, pourquoi se mêle-t-il d'avertir le public de cette ressemblance peut-être imaginaire? A-t-il pénétré dans mes intentions? Aura-t-il le front de dire que je les lui ai déclarées? Croit il rendre un fort bon office aux personnes qu'il nomme, en leur apprenant qu'on les reconnaît dans les tableaux ridicules qui sont peints dans mes ouvrages? Si je m'avisais de faire la peinture d'un fat écervelé, plein de lui même, pillant à droit & à gauche tous les auteurs qu'il trouve sous sa main, & les dénigrant ensuite dans l'espérance que sur sa parole on se dégoûtera de les lire, & que par ce moyen ses larcins demeureront à couvert: si je peignais dans le même homme une ignorance consommée revêtue de tout l'orgueil du pédantisme, une étourderie qui annonce jusque dans son geste & dans sa démarche un frénétique achevé, une témérité qui commence toujours par l'insolence & finit par la bassesse, enfin une bigarure de sentiments & de conduite qui habille tantôt la religion en impiété & tantôt l'impiété en religion, serait il bien obligé à celui qui lui viendrait dire, mr c'est votre portrait qu'on a voulu faire. C'est ainsi cependant qu'il en use à l'égard de tous ces messieurs qu'il nomme & qu'il offense seul. C'est donc lui seul qui est le satirique & non pas moi, qui ne fais que ce qu'ont fait avant moi tous les poètes, tous les orateurs, tous les prédicateurs & tous ceux dont le talent & la vocation sont de peindre les vices & le ridicule de l'humanité; monsieur Despreaux, notre maître à tous, n'y cherchait pas tant de façon. Il n'a pas craint de citer nommément les Voltaires & les autres impertinents de son siècle. Moins autorisé que lui je me suis tenu obligé à plus de réserve. Je n'ai nommé personne dans mes écrits. J'ai assez bonne opinion de ceux qui ne s'y reconnaissent point pour espérer qu'ils ne se laisseront point surprendre aux applications malignes d'un homme comme Voltaire, & quand à ceux qui croient s'y reconnaître, je n'ai d'autre réponse à leur faire que celle du bon affranchi d'Auguste.
Cette voie indigne dont il se sert pour m'attirer des ennemis, n'est qu'une copie grossière de l'artifice des scélérats qui m'ont calomnié avant lui. Il n'a pas le don de l'invention, mais comme, dieu merci, il est plus connu pour ce qu'il est, que les originaux, qu'il copie ne l'étaient alors, j'espère que ses imposteurs n'auront pas le même succès. Il n'est pas question ici des vers infâmes qui m'ont été si indignement attribués & dans lesquels la malignité la plus noire ne saurait reconnaître ni mon style ni ma manière de penser. S'il y a encore quelqu'un assez impudent pour m'accuser d'en être l'auteur, il n'y en a plus d'assez sot pour le croire. Cette discussion m'écarterait trop de mon sujet. J'y reviens, & je reprends ma narration où je l'ai laissée.
J'étais à Vienne lorsqu'il m'envoya sa tragédie d'Oedipe. Quelques défauts, dont cette pièce fourmille, comme ma coutume est de les excuser dans les jeunes gens jusqu'à ce que le temps & l'étude aient mûri leur génie, je lui fis une réponse, dont un plus habile homme que lui aurait dû être satisfait, & je l'avertis seulement de parler désormais avec un peu plus de retenue, de Sophocle & des autres grands hommes, qu'il maltraitait dans ses préfaces. Il m'envoya quelque temps après une copie du commencement de son poème de la Ligue; & ayant appris par ma réponse que mr le prince Eugene m'avait fait l'honneur de me nommer du voyage qu'il se proposait de faire alors au Païs-Bas, il me témoigna que dès que j'y serais, il ne tarderait pas à s'y rendre pour me voir. Ce voyage du prince ayant été rompu par les raisons que tout le monde a sues en ce temps là, je fis le voyage seul l'année d'ensuite, & Voltaire effectivement ne manqua pas de se rendre à Bruxelles deux mois après, à la suite de madame de Rupelmonde, que des intérêts domestiques appelaient en Hollande. Je ne puis m'empêcher de raconter ici de quelle manière je fus informé de son arrivée. Monsieur le comte de Lanoy que je trouvai à midi chez le marquis de Prié, me demanda ce que c'était qu'un jeune homme qu'il venait de voir à l'église des Sablons & qui avait tellement scandalisé tout le monde par ses indécences durant le service, que le peuple avait été sur le point de le mettre dehors. J'appris le moment d'après par un compliment de Voltaire que c'était lui même qui était arrivé dans la ville à minuit, & qui avait commencé à y signaler son entrée par ce beau début. Je l'allai voir l'après dînée & dès le lendemain je ne manquai pas de le produire chez monsieur le marquis de Prié qui gouvernait alors, chez madame la princesse de la Tour & dans les autres maisons, où j'étais reçu, & où, à ma grande confusion, il ne débuta pas mieux qu'il avait fait dans l'église des Sablons. Son séjour fut d'environ trois semaines, pendant lesquelles j'eus à souffrir, pour l'expiation de mes péchés, tout ce que l'importunité, l'extravagance, les mauvaises disputes d'un étourdi fieffé, peuvent causer de supplice à un homme posé et retenu. Mais comme dieu m'a doué d'une patience, qui souvent tourne plus à mon dommage qu'à mon profit, je ne lui en témoignai rien, & je continuai à le combler de toutes sortes de civilités & de complaisances. Il me confia son poème de la Ligue que je lui rendis deux jours après, en l'avertissant en ami d'y corriger les déclamations satiriques & passionées, où il s'emporte à tout propos contre l'église romaine, le pape, les prêtres séculiers & réguliers, & enfin contre tous les gouvernements ecclésiastiques & politiques, le priant de songer qu'un poème épique ne doit pas être traité comme une satire & que c'est le style de Virgile qu'on s'y doit proposer pour modèle & non celui de Juvenal. Je lui donnai en même temps les louanges que je crus qu'il méritait sur plusieurs caractères qui m'avaient parus bien touchés & surtout sur celui de monsieur de Rosni, que j'ai été fort surpris de voir qu'il avait retranché depuis, pour substituer en sa place celui de l'amiral de Coligni, le héros des protestants à la vérité, mais encore plus véritablement le boutefeu de la France; j'en ai su depuis la raison fondée sur le ressentiment d'une menace humiliante qu'il s'était attiré de feu mr le duc de Sully, son premier protecteur, dont il n'avait apaisé la juste indignation que par une de ses bassesses ordinaires. Comme il faisait régulièrement sa cour à madame de Rupelmonde, je ne pus me défendre des instances qu'il m'avait fait plusieurs fois, en présence de cette dame, de lui réciter quelques uns des ouvrages nouveaux que je destinais à l'édition de Londres, où je me rendis à ce dessein quatre mois après. Il les loua beaucoup en sa présence & il ne s'avisait point encore d'y trouver le germanisme dont il fait aujourd'hui le refrain perpétuel de ses agréables plaisanteries. Je ne prétends point m'ériger ici en champion du merite de mes ouvrages. Ce n'est ni à Voltaire ni à moi d'en juger. C'est au public, dont il paraît jusqu'à présent que mes libraires ne se plaignent point. Je suis pourtant bien aise d'apprendre à ce prétendu plaisant, que je n'ai jamais su un mot d'Allemand, que dans tous les pays où j'ai été, j'ai toujours vécu avec des gens qui parlent français mieux que lui, qui savent mieux que lui ce que c'est que la propriété & la vraie harmonie du langage, qui n'ont point l'oreille assez gâtée pour confondre la prononciation de père avec celle de guerre, pour croire qu'amour& amour pris dans le même sens fassent une bonne rime, & pour taxer de pédanterie ridicule la correction des Malherbes, des Corneilles & des Racines, opposée à la licence des chantres de la Samaritaine.
Il fit avec madame de Rupelmonde le voyage de Hollande, d'où on me manda peu de temps après son départ une infâme tracasserie de sa façon, qui avait pensé mettre les armes à la main à mr Basnage & à mr le Clerc, & qui allait produire un fâcheux éclat entre ces deux savants, si un éclaircissement venu à propos, n'avait fait bientôt après retomber leur indignation sur l'auteur de l'imposture. Ce procédé, beaucoup plus sérieux que ses autres impertinences, m'avait mal disposé à le bien recevoir à son retour. Je crus pourtant devoir me contraindre pour le peu de temps qu'il avait à rester à Bruxelles; & tout allait encore assez bien entre nous, lorsqu'un jour m'ayant invité à le mener à une promenade hors de la ville, il s'avisa de me réciter une pièce en vers de sa façon, portant le titre d'Epître à Julie, si remplie d'horreurs contre ce que nous avons de plus saint dans la religion, & contre la personne même de Jesus Christ, qui y était qualifié partout d'une épithète, dont je ne puis me souvenir sans frémir, enfin si marquée au coin de l'impiété la plus noire, que je croirais manquer à la religion & au public même si je m'étendais davantage sur un ouvrage si affreux, que j'interrompis enfin en prenant tout à fait mon sérieux & lui disant, que je ne comprenais pas comment il pouvait s'adresser à moi pour une confidence si détestable. Il voulut alors entrer en raisonnement & venir à la preuve de ses principes. Je l'interrompis encore & je lui dis, que j'allais descendre de carosse s'il ne changeait de propos. Il se tut alors & me pria seulement de ne point parler de cette pièce, je le lui promis & je lui tins parole: mais d'autres personnes avec qui vraisemblablement il n'avait pas pris la même précaution m'en parlèrent dans la suite & entr'autres une dame de la première considération en France, & un prince dont il devinera aisément le nom & dont le témoignage n'est pas moins respectable que sa naissance & ses grandes qualités. Je dirai plus bas à quelle occasion il a changé le titre & mitigé les expressions de cette infâme poésie, qui, en l'état où il l'a mise, ne laisse pas de faire encore horreur aux libertins même. Voilà quel est le personnage, qui pillant selon sa coutume la fin d'une chanson que mr Despreaux fit autrefois contre Liniere, ose dire dans son épître, que mes écrits seront brûlés, s'il se peut, avant moi; & oublie en ce moment qu'il n'y a pas encore deux ans qu'un de ses livres avoué de lui & imprimé à ses frais, avec la lettre initiale de son nom, a été brûlé publiquement par la main du bourreau, & que le decret rendu contre lui à cette occasion n'est pas encore purgé.
Je m'aperçus depuis ce jour là qu'il était plus réservé avec moi qu'à l'ordinaire & il partit enfin, prenant son chemin par Marimont où chassait monsieur le duc d'Aremberg, que j'allais quelques jours après trouver à Mons. Ce fut là où j'appris de ce prince & de deux de ses gentilshommes, qu'il leur avait parlé de moi à Marimont de la manière du monde la plus indigne, & un colonel de mes amis qui a été depuis général major & gouverneur de Dam me dit qu'à Mons s'étant trouvé avec lui à l'hôtellerie, où il dînait à table d'hôte, il révolta tellement la compagnie par les propos qu'il tint sur mon chapitre, que jamais homme ne fut plus près d'être jeté par les fenêtres, ce qui serait peut-être arrivé, si dans le courant du discours il ne s'était pas réclamé à propos du nom de mr. le duc d'Aremberg.
J'appris à mon retour d'Angleterre qu'il tenait à Paris les mêmes discours & ce fut dans ce temps là qu'il s'avisa de ce joli mot de germanisme, dont il fait depuis douze ans son épée de chevet pour combattre tous mes écrits passés, présents & à venir. Il fit quelque temps après représenter sa Marianne qui me fut envoyée imprimée par un de mes amis, à qui je ne pus m'empêcher de marquer dans ma réponse une partie des impertinences qui m'avaient choqué, dans cette pitoyable superfétation poétique, sifflée six mois auparavant & depuis rapetassée & redonnée au public comme neuve. Je ne sai comment ma lettre vint à sa connaissance, mais elle m'en attira bientôt une autre anonyme & d'une écriture contrefaite où j'étais accommodée de toutes pièces, à laquelle je me contentai de répondre en huit lignes, qu'après la manière dont il avait traité Jesus Christ, je n'étais pas assez délicat pour m'offenser de ses injures, mais que je l'avertissais qu'un homme qui avait donné une telle prise sur lui était obligé d'être sage & d'éviter surtout de se faire des ennemis. J'ai passé depuis 8 à 9 ans sans entendre parler de lui, du moins relativement à moi; son aventure près de l'hôtel de Sully, sa fuite de France, ses extravagances à Londres & ses démêlés avec son libraire qui servaient tous les jours de matière aux gazettiers avant qu'il eut mis celui d'Utrecht dans ses intérêts, ne me regardant ni de près ni de loin. Mais l'avis charitable que je lui avais donné dans mon billet le fit à son retour en France songer à ses affaires, & ce fut apparemment ce qui l'engagea à changer le titre de son Epître à Julie en celui d'Epître à Uranie & d'en convertir les blasphèmes en ceux qu'il y a substitués, où il se contente d'avouer qu'il n'est pas chrétien & de soutenir qu'il est ridicule de l'être, ce qui n'en parut pas pour cela moins digne des attentions de la police où il fut cité & où il se tira d'affaire en disant que cet ouvrage n'était pas de lui, mais du feu abbé de Chaulieu. Si ce fait est vrai, comme une personne digne de foi m'en assure, on peut voir sur qui doivent retomber ses lieux communs sur la calomnie.
Enfin voici la grande époque de son déchaînement. Un homme de lettres de Paris appelé monsieur de Launay avec qui j'ai fait connaissance par écrit, m'ayant envoyé avec la tragédie de Zaïre qui se jouait alors, ses réflexions sur l'ouvrage, & sur l'auteur, je lui fis réponse sur le même ton & cette réponse ayant couru contre mon intention, Voltaire à qui un nouveau succés est toujours le prélude d'une nouvelle folie, crut que le moment était venu de m'accabler & ce fut alors qu'il produisit ce fameux Temple du goût qui lui a attiré les huées de tout Paris, dont on peut dire que la révolte fut générale & qui se chargea si efficacement de ma querelle, que jamais peut-être on ne vit un offensé mieux vengé ni un offenseur si complètement berné. Cela fut au point qu'il passa trois mois sans oser se montrer, ensuite de quoi sa disgrâce étant oubliée du public, il l'oublia aussi, & essaya de remonter sur l'eau par son Adelaïde qui tomba dès la première représentation, & par ses Lettres angloises qui furent brûlées comme j'ai déjà dit. J'oubliais de dire qu'avant l'impression de son Temple du goût, j'avais reçu une lettre de mr. de Launay qui m'avertissait des menaces qu'il faisait contre moi & contre lui, & me marquait que sur ces dernières lui ayant fait dire que s'il s'avisait jamais de mettre son nom en jeu, il pouvait computer sur une réplique prompte & qui ne se ferait pas avec la plume, ce capitan du Parnasse l'était venu trouver à la Comédie où il lui avait fait des excuses & des bassesses, dont mr. de Launay me mande dans sa lettre qu'il se sentit autant ému de pitié que de mépris. Voilà, monsieur, puisque vous avez voulu le savoir, tout ce qui a précédé l'éclat d'aujourd'hui qu'il m'aurait été facile de prévenir, si j'avais daigné me prêter aux ouvertures de paix qu'un de ses amis m'a faites dès l'année dernière, & si j'avais cru digne de moi d'entrer en négociation avec un homme aussi décrié que Voltaire. Il ne me serait pas moins aise d'en punir au moins ses distributeurs, si je voulais me prévaloir des ordonnances fulminantes du magistrat d'Amsterdam & de la cour de Hollande contre les libelles & les satires personnelles. Mais il m'importe trop que le caractère d'un pareil ennemi soit connu & il ne saurait mieux l'être que par l'indignité & l'emportement de ses écrits. Dieu merci, ce n'est point là le caractère des miens, & si la nécessité m'a obligé de révéler une partie de ses turpitudes, au moins puis je vous assurer que ce n'est point la colère qui m'a mis la plume à la main. C'est ce que j'ai assez fait entendre à cet ami inconnu qui m'offrait sa médiation, dont je me contentai de le remercier en l'assurant que je n'étais pas fâché contre Voltaire, que ses injures ne m'ayant point fait de tort, elles ne m'avaient point fait de peine, & que je souhaitais seulement qu'il se montrât plus sage à l'avenir. Mr Despreaux dont l'exemple sera toujours ma règle, m'a appris par son indifférence pour les invectives des Pradons, des Bonnecorses, & des Cotins, à mépriser celles des Lenglets, des Gacons & des Voltaires. Mes dispositions à cet égard sont connues de tous mes amis & le motif s'en trouve marqué assez au long dans une épître que j'ai déjà composé depuis quelque temps & qui paraîtra avec la première édition de mes œuvres. Ainsi Voltaire peut achever de vomir tout ce qu'il a sur le cœur. C'est ici la dernière réponse en forme qu'on verra de moi. Je suis las de marcher si longtemps dans l'ordure, & il me suffira si cela devient nécessaire d'envoyer à l'imprimeur, comme on m'en a déjà sollicité plusieurs fois, le recueil de tous les brocards tant en vers qu'en prose, de tous les mémoires & de toutes les lettres qui m'ont été envoyées à son sujet en différents temps & surtout lors de la publication de son Temple du goût. J'en ai de quoi fournir deux bons volumes complets. C'est la seule façon dont je puis lui répondre avec honneur, sauf pourtant la faculté de le saluer en passant quand l'occasion s'en présentera, dans les ouvrages que je pourrai faire dans la suite. Quant à présent ce que j'ai dit suffit pour vous mettre au fait de ce que vous désiriez savoir, & pour lui apprendre qu'un homme qui a une maison de verre ne doit point jetter des pierres dans celle d'autrui. Je suis &c.