[c. 15 October 1735]
J'avais commencé ma lettre dans l'intention de vous faire une longue énumération de tous les dangers que vous courez en venant ici, d'être mal logé, d'y trouver cent ouvriers, enfin d'être mal reçu, si on peut être mal quand on est désiré avec l'empressement de la plus tendre amitié.
Je m'aperçois que je ne vous ai pas encore parlé, et j'imagine que vous excuserez tous les dérangements de ma colonie. Voltaire dit que je ressemble à Didon ou à une fourmi. En voilà assez pour quelqu'un qui m'aime assez pour s'exposer courageusement à tous les dangers. Je vous ai gardé, de mon côté, la lettre de madame de Brancas, et je suis charmée de voir que nous ayons pensé la même chose en même temps. Je crois, comme vous, que son affliction se modérera, et que son imagination fait la moitié du chemin; mais n'est ce pas une chose bien respectable et bien aimable, d'avoir une imagination si tendre et si éloquente? Vous croyez bien que si l'amour ne m'avait pas rappelée ici, j'aurais resté à Paris; je vous avoue même qu'il m'a coûté d'en partir; sans cela j'ai du goût pour elle, et si je pouvais aimer son cœur comme sa douleur m'en donne envie, ce serait une des personnes du monde avec qui j'aimerais le mieux à vivre: mais il n'y a que vous dont je puisse souhaiter la présence. La société seule de votre ami dégoûterait des autres hommes; jugez ce que doit faire son amour. Je vous envoie une lettre qu'il a écrite à un Vénitien, nommé le marquis Algarotty; je n'ai pas pu m'en défendre: je pouvais vous l'envoyer comme au président de l'Académie des sciences, mais j'aime bien mieux l'envoyer à mon ami intime. Il ne se passe guère de jour sans quelques petits quatrains, et cela sans préjudice aux anecdotes; je compte composer un petit Emiliana de tous les vers faits à Cirey, cela sera un assez joli recueil. Venez y donc: que faites vous sous la toile, par le temps qu'il fait? J'espère bien qu'on ne commencera pas à vous donner de la besogne à présent. On a mandé des maréchaux de camp; mais j'aime mieux savoir le jour de votre départ.
Voltaire ajoute un mot à cette lettre.
J'écris sur le dos de la lettre d'Emilie. Ah! vous savez sans doute que m. de Brancas est plus mondain que jamais; il va se damner pour le c.. de madame de Parabès et pour avoir 50 mille livres. Si cette somme avait été trouvée, madame de Parabès devenait la belle-mère de madame de Brancas; mais il lui a été plus difficile de trouver l'argent qu'un vieux duc. Elle ne sera donc point duchesse, et m. de Brancas point damné, à moins qu'il ne finisse par épouser un page, ce qui est plus raisonnable que de se marier à madame de Parabès. Madame la duchesse de Richelieu n'est elle pas à Bourbonne? Voilà m. l'intendant bien aise! Il le serait bien davantage si vous étiez là; mais passez par Cirey: il y a là un homme qui l'emporte, même sur les Pallu, par son tendre attachement pour vous.
Voltaire