1725-03-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Augustin Nadal.

Tout le monde admire, m. l'abbé, la grandeur de votre courage, qui ne peut être ébranlé par les injustes sifflets, dont la cabale du public vous opprime depuis quarante ans.
Pour châtier ce public séditieux, vous avez en même temps fait jouer votre Mariamne, & fait débiter votre livre des Vestales; & pour dernier trait vous faites imprimer votre tragédie.

Je viens de lire la préface de cet inimitable ouvrage; vous y dites beaucoup de bien de vous, & beaucoup de mal de m. de Voltaire & de moi. Je suis charmé de voir en vous tant d'équité & de modestie, & c'est ce qui m'engage à vous écrire avec confiance & avec sincérité.

Vous accusez m. de Voltaire d'avoir fait tomber votre tragédie par une brigue horrible & scandaleuse. Tout le monde est de votre avis, monsieur; personne n'ignore que m. de Voltaire a séduit l'esprit de tout Paris pour vous faire bafouer à la première représentation, & pour empêcher le public de revenir à la seconde. C'est par ses menées & par ses intrigues qu'on entend dire si scandaleusement que vous êtes le plus mauvais versificateur du siècle, & le plus ennuyeux écrivain. C'est lui qui a fait berner vos Vestales, vos Machabées, votre Saül & votre Hérode: il faut avouer que m. de Voltaire est un bien méchant homme, & que vous avez raison de le comparer à Neron, comme vous le faites si à propos dans votre belle préface.

Quelques personnes pourraient peut-être vous dire que la ressource des mauvais poètes, m. l'abbé, a toujours été de se plaindre de la cabale; que Pradon, votre devancier, accusait m. Racine d'avoir fait tomber sa Phædre, & que de Brie, à qui on prétend que vous ressemblez en tout parfaitement,

Pour disculper ses æuvres insipides,
En accusoit & le froid & le chaud.

On pourrait ajouter que personne ne peut avoir assez d'autorité pour empêcher le public de prendre du plaisir à une tragédie, & qu'il n'y a que l'auteur qui puisse avoir ce crédit; mais vous vous donnerez bien de garde d'écouter tous ces mauvais discours.

On dit même que ce n'est pas d'aujourd'hui que vous faites imprimer des préfaces pleines d'injures à la tête de tragédies sifflées. Quelques curieux se souviennent qu'il y a deux ans, vous imputates à m. de la Motte & à ses amis, la chute d'un certain Antiochus, & que vous accusâtes mademoiselle le Couvreur, qui représentait votre premier rôle, d'avoir mal joué une fois en sa vie, de peur que vous ne fussiez applaudi une fois en la vôtre.

Il est vrai pourtant, & j'en suis témoin, qu'à la première représentation de votre Mariamne il y avait une cabale dans le parterre; elle était composée de plusieurs personnes de distinction de vos amis, qui, pour 20 sols par tête étaient venus vous applaudir. L'un d'eux même présentait publiquement des billets gratis à tout le monde; mais quelques un de ces partisans, ennuyés malheureusement de votre pièce, rendirent publiquement l'argent en disant: Nous aimons mieux payer & siffler comme les autres.

Je vous épargne mille petits détails de cette espèce, & je me hâte de répondre aux choses obligeantes que vous avez imprimées sur mon compte.

Vous dites que je suis intimement attaché à m. de Voltaire, & c'est à cela que je me suis reconnu. Oui, monsieur, je lui suis tendrement dévoué par estime, par amitié, & par reconnaissance.

Vous dites que je récite ses vers souvent; c'est la différence, m. l'abbé, qui doit être entre les amis de m. de Voltaire & et les vôtres, si vous en avez.

Vous m'appelez facteur de bel esprit: je n'ai rien du bel esprit, je vous jure; je n'écris en prose que dans les occasions pressantes, & jamais en vers, car on sait que je ne suis pas poète, non plus que vous, mon cher abbé.

Vous me reprochez de rapporter à m. de Voltaire les avis du public. J'avoue que je lui apprends avec sincérité les critiques que j'entends faire de ses ouvrages, parce que je sais qu'il aime à se corriger, & qu'il ne répond jamais aux mauvaises satires que par le silence, comme vous l'éprouvez heureusement, & aux bonnes critiques, que par une grande docilité.

Je crois donc lui rendre un vrai service, en ne lui celant rien de ce qu'on dit de ses productions. Je suis persuadé que c'est ainsi qu'il en faut user avec tous les auteurs raisonnables; & je veux bien même faire ici, par charité pour vous, ce que je fais par estime & par amitié pour lui.

Je ne vous cacherai donc rien de tout ce que j'entendais dire de vous, lorsqu'on jouait votre Mariamne. Tout le monde y reconnut votre style, & quelques mauvais plaisants qui se ressouvenaient que vous étiez l'auteur des Machabées, d'Herode, et de Saül, disaient que vous aviez mis l'ancien testament en vers burlesques; ce qui est véritablement horrible & scandaleux.

Il y en avait qui ayant aperçu les gens que vous aviez apostés pour vous applaudir, & les archers que vous aviez mis en sentinelle dans le parterre, où ils étaient forcés d'entendre vos vers, disaient:

Pauvre Nadal, à quoi bon tant de peine!
Tu serois bien siflé sans tout cela.

D'autres citaient les satires de m. Rousseau, dans lesquelles vous tenez si dignement la place de l'abbé Pic.

Enfin, monsieur, il n'y avait ni grand ni petit qui ne vous accablât de ridicule; & moi qui suis naturellement bon, je sentais une vraie peine de voir un vieux prêtre si indignement vilipendé par la multitude. J'en ai encore de la compassion pour vous, malgré les injures que vous me dites, & même malgré vos ouvrages; & je vous assure que je suis du meilleur de mon cœur tout à vous.

Tiriot