1716-07-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Sébastien Bernin de Valentiné, marquis d'Ussé.

Monsieur,

Je ne sçay si vous vous souviendrez de moy après l'honneur qu'on m'a fait de m'exiler.
Souffrez que je vous demande une grâce. Ce n'est point d'employer votre crédit pour moy, car je ne veux point vous proposer de vous donner du mouvement. Ce n'est point non plus d'aider à rétablir ma réputation, cela est trop difficile, mais de me dire votre sentiment sur l’épître que je vous envoye; elle ne verra le jour qu'autant que vous l'en jugerez digne et si vous voulez bien avoir la bonté de me faire voir touttes les fautes que vous y trouverez je vous auray plus d'obligation que si vous me faisiez rappeler. Peutêtre êtes vous occupé àprésent autour d'un alambic dans votre laboratoire, et que vous serez tenté d'allumer vos fournaux avec mes vers. Mais je vous supplie que la chimie ne vous brouille point avec la poésie.

Souvenez vous des airs charmants
Que vous chantiez sur le Parnasse
Et cultivez en mesme temps
L'art de Paracelse et d'Horace.
Jusques au fond de vos fournaux
Faittes couler l'eau d'Hipocrene
Et je vous placerai sans peine
Entre Hombert et Despreaux.

Jettez donc monsieur un œil critique sur mon ouvrage et si vous avez quelque bonté pour moy renvoiez le moy par le premier ordinaire avec les notes dont vous voudrez bien l'acompagner. Vous voyez bien de quelle conséquence il est pour moy que cet ouvrage soit ignoré dans le public avant d’être présenté au régent; et j'attends que vous me garderez le secret; surtout ne dittes point à monsieur le duc de Sully que je vous aye écrit, enfin que tout cecy soit je vous supplie entre vous et moy et faittes moy réponse bien viste.

Je suis avec un dévouement infini,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Arouet