Besançon 18 avril 1838.
Mon cher et ancien collègue, la note que je vous adresse ci-incluse pour votre journal vous apprendra quel événement funeste m'oblige à vous écrire
Nous sommes dans la consternation. Toutes les perquisitions que j'ai pu faire ne m'apprennent rien sur le motif véritable d'une résolution si désespérée. Je crois mon malheureux associé mort et suicidé. Mais ni les affaires de l'imprimerie, ni aucun chagrin domestique ne me paraît donner la clef de cette énigme, qui demeure ici, pour tous inexplicable. En partant, il laissa une lettre sans signature et sans date, écrite avec assez de suite et de raison, mais d'un style si prodigieusement exalté et mélodramatique, qu'il est visible que son auteur était sous l'influence d'une hypocondrie atrabilaire profonde. Il y attribue son malheur au manque d'argent, à l'abandon de l'un de ses associés, à la fatalité qui le poursuit dès son enfance ! Il dit adieu à sa femme et à ses enfants, qu'il n'espère plus revoir; invoque la mort, mais sans annoncer le dessein fixe, formel et bien arrêté du suicide, et s'excuse du parti qu'il prend, en disant que son absence sera plus utile à sa famille que tous les efforts d'un père si malheureux. Cette lettre est déchirante par la peinture des souffrances morales qu'il a dû éprouver; mais il faut convenir que toutes ses allégations, pesées dans la balance de la froide raison, sont bien faibles et légères.
Exténué de veilles, de fatigues, épuisé de force physique et morale, il s'est arrêté dans sa course, et il est sûrement mort, mort malheureux ! Je ne puis venir à bout de consoler sa femme, inconsolable moi-même.
J'étais à Paris, quand je reçus cette nouvelle désastreuse, et je suis revenu en toute diligence le remplacer sur son banc de quart. Qui sait si, à mon tour, je ne dois point avoir pour toute oraison funèbre celle que je viens de rédiger pour mon ami?
Vivez et soyez heureux, mon cher monsieur, et gardez le souvenir de l'honnête homme et du bon citoyen.
Tout à vous,
P.-J. PROUDHON.