Mirecourt, le 6 décembre 1778
Je suis bien fâché, mon très-cher ami, de n'avoir pas mieux deviné, sur l'envoy des couplets, que vous avez la bonté de trouver charmants.
J'aurois mieux aimé étrenner le Mercure; mais une autre fois, je ne serai pas si gauche. Pardonnez à un solitaire qui est à quatre-vingt lieues de votre parnasse, une première inadvertance, dans laquelle il promet fermement de ne plus retomber.
Je suis enchanté de ce qu'a fait Mme Denys; vous nous donnerez donc une superbe édition de Voltaire! Si je n'étois pas aujourd'huy malade au point de ne pouvoir écrire moi-même, je vous dirois toutes mes idées sur cette édition. Je vous conjurerois de vous associer à l'immortalité du grand homme, en donnant à ce monument toute la perfection dont il est digne, et surtout en purgeant ses œuvres des doubles emplois et des sottises typographiques qui rendent détestable à jamais votre belle édition in-4. Je vous noterois un des défauts les plus grossiers de cette dernière, qui m'ont révolté, moi et tous les lecteurs qui sçavent lire; il est vrai que, sans vanité, ce n'est pas le plus grand nombre.
Vous me ferez plaisir de me renvoyer les griffonnages que j'avais addressés à M. de Voltaire et qui étaient trop indignes de lui. Toutes ses réponses, les premières surtout, dans lesquelles il daigna instruire mon enfance, étaient des chef-d'œuvres de plaisanterie et de raison; mais j'ai eu le malheur d'en sacrifier la meilleure partie à une femme dont je croyais être aimé et qui n'aimait, en effet, que les lettres de Voltaire.
Je vous ferai passer le peu qui m'en reste.
Vous pourriez vous adresser pour en avoir d'autres, à beaucoup de personnes, non-seulement de Paris, mais des pays étrangers. Je vous indique ici M. de Sénac, intendant du Hainault, qui en a de très-agréables; M. de Vaus, ancien lecteur du roy de Pologne, à Lunéville, qui a vu faire Rome sauvée, et qui vous indiquera les autres personnes de la cour de Stanislas avec lesquelles Voltaire a été en correspondance; madame la duchesse de Boufflers, à Nanci; M. Dupatit, avocat général à Bordeaux; M. Romain Seize, avocat au parlement de Bordeaux; M. le comte de Schomberg; surtout M. le prince de Ligne, à Bruxelles, etc., etc., etc.
J'ai ouy dire que M. de Saint-Lambert avait eu de madame du Chatelet une grande quantité de lettres que Voltaire avait écrittes à son Emilie, dans son meilleur temps; que cette collection considérable, puisqu'elle portait à cinq ou six volumes in-4., renfermait toute la coqueterie de l'esprit de Voltaire amoureux, et toute la hardiesse de la philosophie du même Voltaire, cathéchisant une prosélite qui l'adorait et qui était digne de l'entendre; mais comme je ne tiens pas ce fait d'une source bien pure, je n'ose vous l'assurer. Il vous sera facile de sçavoir ce qui en est de M. de Saint-Lambert même; ne vous informez cependant qu'avec précaution. On soupçonne que M. de Voltaire, peu content de la manière dont M. St.-L. avait, en quelque sorte, escamotté ses lettres à sa maîtresse, ne lui avait pardonné cette double perfidie que par un ménagement politique et forcé, pour ne pas induire M. de S . . . à publier indiscrètement les billets doux du grand homme. Vous vous ferez éclaircir tous ces faits.
On m'a beaucoup parlé d'un ancien secrétaire de Voltaire, dont toute l'existence à Paris, était fondée sur quelques lettres précieuses de ce patriarche, qu'il allait lisant de maisons en maisons, pour avoir à dîner, comme les rapsodes grecs qui demandaient l'aumône en récitant des lambeaux de l'Iliade. C'est M. Palissot qui m'a conté cette dernière anecdote.
Je n'ai pas la force de vous en ramasser davantage; mille respects à madame. Je suis pénétré de vos offres de service et vous prie d'agréer les assurances de mon inviolable et tendre amitié. Je vous recommande mon Dialogue de Phocion. Vale et me ama.
François de Neufchateau