1777-06-11, de Dominique Audibert à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Dixi, ascendam in Palmam & aprehendam fructus ejus.
Mais il en est du Palmier d'Afrique comme du figuier maudit de Galilee, il ne porte du fruit qu'en sa saison. Cependant par une espèce de miracle j'en ai trouvé encore une grappe assez bien conservée & Je vous prie d'en faire hommage de ma part à Madame Denys. Les Dattes ne peuvent être bonnes à présent que comme remède, c'est Tout ce qu'on leur demande & si l'usage peut faire quelque bien à Madame Votre Nièce, je serai trop heureux de pouvoir contribuer à sa santé plus que par de simples Voeux & Je répéterai avec transport l'incanto en lui envoyant une provision plus abondante & mieux choisie dès qu'il en paroitra de nouvelles.

Il sera bien plus aisé de bâtir la Ville de Versoy que d'y attirer des habitans. Si elle acquiert quelque nom dans l'histoire elle le devra au Voisinage de Ferney. Toute son ambition doit se borner à devenir quelque jour une de ses Colonies & de participer ainsi en quelque sorte à la gloire de son fondateur.

On attend l'Empereur sans savoir le jour de son passage mais l'arrivée de Monsieur est annoncée pour le premier de Juillet & on n'est occupé Ici & à Toulon que des préparatifs de sa réception.

Vous savez sans doute que depuis la prise de Bassora les Anglois ont formé un établissement à L'isthme de Suez. Ils y ont déjà fait passer cinq Vaisseaux richement chargés de Toutes les Marchandises de l'Inde; de là on les transportera à dos de Chameau au Caire d'où elles descendront le Nil jusqu'à Alexandrie, qui deviendra comme autrefois l'entrepost du commerce de L'Inde. Cette Voye est certainement la plus courte, mais elle avoit été regardée comme impraticable pour nos Vaisseaux, soit par les difficultés de la navigation de la Mer rouge en delà de Gedda, soit par les défenses rigoureuses du gouvernement Turc. Mais l'industrie ou la force & mieux encore l'une & l'autre ensemble surmontent Tous les obstacles. Les Anglois ont fait sans doute cette Tentative pour supléer à l'interruption des Caravannes & pour soustraire une partie de leurs retours des Indes aux Corsaires des Insurgens qui ont poussé leurs croisières jusques sur ces Parages.

Mr Barthe, déjà connu par le succès de sa petite Pièce des fausses Infidélités, m'a lu hier une nouvelle comédie en Vers & en cinq actes qui a pour Titre l'égoiste ou l'homme Personnel. Elle me paroit devoir ajouter beaucoup à sa réputation de Poète comique. Elle est sur le répertoire pour être Jouée à son rang. Ce Caractère qui se mêle à Tous les autres & qui les renforce, qui est de Tous les Tems, de Tous les Pays & surtout du Nôtre, que chacun cache pour mieux s'y livrer, qui comme effet ou abus de l'amour propre est le Vice le plus commun quoique très nouveau par le mot, m'a paru saisi avec beaucoup de finesse; & attaqué avec beaucoup de force; une Intrigue vraiment comique en développe Toutes les nuances & un dénoument fort heureux qui démêle les défauts, la Conduite & Tout le Système de l'Egoiste, les fait servir à sa punition qui est l'abandon de Tout le monde. L'auteur de cette Pièce, qui est l'un de vos plus zélés admirateurs, désire fort que vous lui permettiez en retournant à Paris d'aller vous faire agréer le tribut de ses hommages.

Je suis avec le plus profond respect

Monsieur

Votre Très humble & Très Dévoué serviteur

Dque Audibert

Depuis l'échéance de Votre Rente sur Mr le Marquis De St Tropez, Je ne néglige pas de solliciter le payement & dés que je l'aurai reçu j'aurai soin de Vous en faire remise.