1776-09-07, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

On me fait bien de l'honneur de parler de moi en Suisse, et les gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu'ils emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.

J'ai été malade, il est vrai, l'hiver passé; mais depuis ma reconvalescence je me porte à peu près comme auparavant. Il y a peut-être des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui calomnient ma santé dans l'espérance qu'à force d'en parler, je pourrais peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu'ils le désirent. Louis XIV et Louis XV lassèrent la patience française par leur long règne; il y a trente-six ans que je suis en place; peut-être qu'à leur exemple j'abuse du privilège de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour décamper quand on se lasse de moi.

Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même. Plus on se soigne, plus le corps devient délicat et faible. Mon métier veut du travail et de l'action; il faut que mon corps et mon esprit se plient à leur devoir. Il n'est pas nécessaire que je vive, mais bien que j'agisse. Je m'en suis toujours bien trouvé. Cependant je ne prescris cette méthode à personne, et me contente de la suivre.

Enfin j'ai pu assister à toutes les fêtes qu'on a données au granduc. Ce jeune prince est le digne fils de son auguste mère. On a fait ce qu'on a pu pour lui adoucir la fatigue et l'ennui d'un long voyage, et pour lui rendre ce séjour agréable. Il a paru content; nous le savons de retour à Pétersbourg, en parfaite santé. Sa promise y sera le 12 de ce mois; et, après quelques simagrées en l'honneur de saint Nicolas, les noces se célébreront.

Grimm a passé ici pendant le séjour du grand-duc; il vous a vu malade, cela m'a inquiété. Ensuite, après avoir supputé les temps, j'ai conclu que vous étiez entièrement remis. Nous avons de mauvaises gazettes à Berlin, comme vous en avez à Ferney; elles assurent que notre vieux patriarche s'était fait moine de Cluny. En tout cas, vous ne garderez pas longtemps votre abbé. Mais je m'intéresse peu à ce dernier, et beaucoup au sort du prétendu moine.

Me voici de retour de la Silésie, où j'ai fait l'économe, comme vous à Ferney. J'ai bâti des villages, défriché des marais, établi des manufactures, et rebâti quelques villes brûlées. Il s'est présenté à Breslau un m. de Ferrière, ingénieur du cabinet; il prétend vous connaître; il sait sans doute que cela vaut une recommandation chez moi. Il a été employé en Alsace, il a servi en Corse; actuellement il est cavalier à la suite de m. de Breteui, à Vienne. Vousl'aurez vu, et peut-être oublié, car, parmi ce peuple innombrable qui se présente à votre cour, des passe-volants doivent vous échapper. Des imbéciles faisaient autrefois des pélerinages à Jérusalem ou à Lorette; à présent, quiconque se croit de l'esprit va à Ferney, pour dire chez lui: Je l'ai vu.

Jouissez longtemps de votre gloire, marquis de Ferney, moine de Cluny, ou intendant du pays de Gex, sous quel titre il vous plaira; mais n'oubliez pas qu'au fin-fond de l'Allemagne il est un vieillard qui vous a possédé autrefois, et qui vous regrettera toujours. Vale.

Federic