1776-03-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Élisabeth de La Vergne, comte de Tressan.

Mon respectable philosophe, je n'ai pu vous féliciter, vous et mr Delisle, aussitot que je l'aurais voulu.
Je savais bien que m. d'Argental ne serait pas inutile à m. de Sales; il a été autrefois conseiller au parlement, il y a des amis, il déteste la persécution et chérit la philosophie. Il me paraît qu'on ne persécute, dans le moment présent, que m. Turgot: celui là se tirera d'affaire fort aisément; il a du génie et de la vertu; son maitre paraît digne d'avoir un tel ministre, et je ne crois pas que messieurs veuillent faire la guerre de la fronde pour des corvées. Je dois à ce digne ministre la suppression de toutes les gabelles et de tous les commis qui désolaient mon petit pays, moitié français moitié suisse. J'en souhaite autant aux citoyens de Franconville et de Pontoise, mais ils sont trop près du centre. On a commencé par notre chétive frontière pour faire un essai; c'est experimentum in animâ vili, mais l'expérience est belle, et est de la vraie philosophie.

Celles que vous faites sur l'électricité m'instruiront beaucoup. Je me suis mêlé d'électriser le tonnerre dans le jardin que je cultive auprès de ma chaumière. Il y a longtemps que je regarde cette électricité, comme le feu élementaire qui est la source de la vie. Je me flatte qu'il n'en sera pas de votre ouvrage comme de celui de l'éducation que j'ai si vainement attendu. Continuez, philosophez dans votre retraite: votre printemps a été orné de tant de fleurs qu'il faut bien que votre automne porte beaucoup de fruits. Il n'y a plus de jouissance pour moi, qui suis dans l'extrême vieillesse. Mais vous me consolerez, vous me donnerez des idées si je ne puis en produire.

J'ai lu avec beaucoup d'attention l'ouvrage de mr Bailly sur l'ancienne astronomie. Il y a des vues bien neuves et bien plausibles; je souhaite que tout soit aussi vrai qu'ingénieux. Ce livre recule furieusement l'origine du monde, s'il y en a une. Remarquez, en passant, que le petit peuple juif qui parut si tard, est le seul qui ait parlé d'Adam et de sa famille, absolument inconnus dans le reste du monde entier.

Adieu, monsieur, conservez moi vos bontés, et ne m'oubliez pas auprès de m. de Salles à qui je fais les plus sincères et les plus tendres compliments.