1773-01-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Eh bien avai-je tort de vous appeller mon ange gardien? et de me mettre à l'ombre de vos ailes?
Monsieur de Chauvelin s'en mêle donc aussi? Je lui dois quelques petits remerciements couchez par écrit. Ils partent du fonds de mon cœur. Ainsi vous trouverez bon que je les fasse passer par vos mains. La personne qui a répondu mais sans aigreur, n'est pas sujette à en montrer, mais cette personne est opiniâtre comme une mule sur certaines petites choses quoyqu'elle se laisse aller à tout vent sur d'autres à ce qu'on disait très mal àpropos. Il faut prendre les gens comme ils sont à ce qu'on dit. Je profiterai de tout cela dans l'occasion, et cette occasion pourait bien se trouver dans l'ile de Candie, supposé que le voiage fût heureux, et que nous n'éssuiassions pas de vents contraires.

Vous savez mon très cher ange qu'il y a dans les plus petites affaires de même que dans les plus grandes des anicroches qui dérangent tout. L'avanture des exemplaires d'une pauvre tragédie est de ce nombre. Il faut d'abord vous dire que le jeune homme auteur d'Asterie, n'aiant nulle expérience du monde, crut sur la foy de nos seigneurs du tripot, qu'il serait exposé au siflet immédiatement après Fontainebleau. Ensuitte on lui certifia qu'il serait jugé quinze jours après sans faute. Le jeune étourdi comptant sur cette parole donna son factum à imprimer dans l'imprimerie de l'imprimeur Gabriel Crammer, dont il eut aussi parole, que ce factum accompagné de notes un peu chatouilleuses ne paraitrait qu'après la première séance des juges.

Vous saurez maintenant qu'il y a deux Grasset frères, l'un est dans l'imprimerie de L'imprimeur Gabriel Crammer, l'autre est libraire à Lausane. Ce Grasset de Lausanne, est dit on

Pipeur, escroc, sicophante, menteur,
Sentant la hard de cent pas à la ronde.

Il est associé avec le bourguemestre de Lausane et deux ministres de la parole de Dieu. Ce sont eux qui en dernier lieu ont fait une édition des ouvrages du jeune homme, édition presque aussi mauvaise que celle de Cramer et de Pancouke, mais enfin cela fait beaucoup d'honneur à l'auteur. Rien ne répond plus fortement au mais qu'une édition faitte par deux prêtres. Or le Grasset de Geneve a probablement envoié à son frère de Lauzane les feuilles du mémoire du jeune avocat, feuilles incomplètes, feuilles aux quelles il manque des cartons absolument nécessaires, feuilles remplies de fautes grossières selon la coutume de nos allobroges. Je ne puis être présent à tout, je ne puis remédier sur le champ à tout. Je passe ma vie dans mon lit, j'y grifonne, j'y dirige cent horlogers dont les têtes sont quelquefois plus mal montées que leurs montres, j'y donne mes ordres à mes vaches, à mes bœufs, à mes chevaux de toutte espèce. Le prince et le marquis sont occupés des tracasseries continuelles de leur vaste république et pendant ce temps là on envoie des Minos tronqués à Paris.

Cela peutêtre, mais il se peut aussi que deux ou trois curieux aient vu un exemplaire de la première épreuve que j'avais confié à mr le comte de Rochefort, lors qu'il était à Ferney au mois de novembre. Il manque même à cet exemplaire la dernière page. Il se peut encor que ce Grasset ait compté contrefaire l'édition crammerienne, sitost qu'elle paraitrait, et qu'il l'ait mandé au libraire de Paris qui débite son édition lausanoise en trente six volumes. Je n'ay aucun commerce avec ce malheureux. Il est venu quelquefois à Ferney, je lui ai fait deffendre ma porte.

Voilà l'état des choses quant aux tipografe. A l'égard des calomniografes, j'en ris. Il y a cinquante ans que j'y suis accoutumé, mais je remercie bien tendrement mon cher ange de la bonté qu'il a de songer à réprimer ce coquin de Clement. S'il a fait imprimer un libelle il faut que quelque petit censeur roial, quelque petit fripon de commis à la douane des pensées ait été de concert avec lui. Je tâcherai de découvrir cette manœuvre, mais encor une fois je suis touché jusqu'au fonds du coeur des bontez de mon cher ange.

Madame Denis et moy nous souhaitons le plus heureux 1773 à mes deux anges et la tranquilité à Parme avec les pensions.