1770-11-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Joseph Saurin.

Vôtre épitre, mon cher confrère, est aussi philosophique qu’ingénieuse; elle est surtout d’un bon ami.
Vous avez raison sur tous les points hors sur ce qui me regarde. Je sais bien qu’il y aura toujours des gens qui feront la guerre à la raison, puisqu’en éffet nous avons des soldats paiés uniquement pour servir contre elle; mais on a beau faire, dès que cette étrangère a des aziles chez tous les honnêtes gens de l’Europe, son Empire est assuré, et il ne faut point qu’il soit ailleurs.

On peut longtems chez nôtre espèce
Fermer la porte à la raison,
Mais dès qu’elle entre avec adresse
Elle reste dans la maison
Et bientôt elle en est maitresse.

La superstition perd de son crédit chaque jour, de Moscou jusqu’à Cadix. Les moines ne gouvernent plus, quoi qu’un moine soit devenu pape.

J’ai été très fâché qu’on ait poussé trop loin la philosophie. Ce maudit livre du Systême de la nature est un péché contre nature. Je vous sais bien bon gré de réprouver l’athéisme, et d’aimer ce vers,

Si Dieu n’éxistait pas il faudrait l’inventer.

Je suis rarement content de mes vers, mais j’avoue que j’ai une tendresse de père pour celui là.

Les ennemis des causes finales m’ont toujours paru plus hardis que raisonables. S’ils rencontrent des chevilles et des trous ils disent sans hésiter que les unes ont été faites pour les autres; et ils ne veulent pas que le soleil soit fait pour les planettes.

Vous faittes trop d’honneur mon cher confrère, aux rogatons alphabétiques que vous voulez lire. Je tâcherai de vous les faire parvenir au plutôt. Je les crois sages: mais ils n’en seront pas moins persécutés.

Je suis tout glorieux du baiser de Madame Saurin; elle est bien hardie à cent lieues; elle n’oserait de près. Les pauvres vieillards ne s’attirent pas de telles aubeines. J’ai été heureux pendant quinze jours, j’ai eu Mr D’Alembert et Mr de Condorcet. Ce sont là de vrais philosophes. Adieu vous qui l’êtes, conservez moi vôtre amitié.

V.