1770-05-24, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous crois très capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre canonisation; parmi les saints de l'église je n'en connais aucun qui vous soit comparable, et je commence par dire: Sancte Voltere, ora pro nobis.

Cependant le saint père vous a fait brûler à Rome. Ne pensez pas que vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur: l' abrégé de Fleury a eu un sort tout semblable. Il y a je ne sais quelle affinité entre nous qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites, vous des capucins; vos ouvrages sont brûlés à Rome; les miens aussi. Mais vous êtes saint, et je vous cède la préférence.

Comment, monsieur le saint, vous vous étonnez qu'il y ait une guerre en Europe dont je ne sois pas! Cela n'est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce qu'ils appellent des brigands mercenaires, m'ont rendu pacifique. L'impératrice de Russie peut guerroyer à son aise; elle a obtenu de Diderot, à bon denier comptant, une dispense de faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censures philosophiques et qui crains de commettre un crime de lèse-philosophie et l'excommunication encyclopédique, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n'a paru encore contre les subsides, j'ai cru qu'il m'était permis, selon les lois de la nature, d'en payer à mon allié, auquel je les dois; et je suis en règle vis à vis de ces précepteurs du genre humain qui s'arrogent le droit de fesser princes, rois et empereurs qui désobéissent à leurs règles.

Je me suis refondu par la lecture d'un ouvrage intitulé Essai sur les préjugés. Je vous envoie quelques remarques qu'un solitaire de mes amis a faîtes sur ce livre. Je m'imagine que ce solitaire s'est assez rencontré avec votre façon de penser, et avec cette modération dont vous ne vous départez jamais dans les écrits que vous avouez vôtres. Au reste, je ne pense plus à mes maux; c'est l'affaire de mes jambes de s'accoutumer à la goutte comme elles pourront. J'ai d'autres occupations; je vais mon chemin, clopinant ou boîtant, sans m'embarrasser de ces bagatelles. Lorsque j'étais malade, en recevant votre lettre, le souvenir de Panétius me rendit mes forces. Je me rappelai la réponse de ce philosophe à Pompée, qui désirait de l'entendre; et je me dis qu'il serait honteux pour moi que la goutte m'empêchât de vous écrire.

Vous me parlez de tableaux suisses; mais je n'en achète plus depuis que je paye des subsides. Il faut savoir prescrire des bornes à ses goûts comme à ses passions.

Au reste, je fais des vœux sincères pour l'énergie et la corroboration de votre poitrine. Je crois toujours qu'elle ne vous fera pas faux bond sitôt. Contentez vous des miracles que vous faites en cette vie, et ne vous hâtez pas d'en opérer après votre mort. Vous êtes sûr des premiers, et les philosophes pourraient suspecter les autres. Sur quoi je prie saint Jean du désert, saint Antoine, saint François d'Assise et saint Cucufin de vous prendre tous dans leur sainte et digne garde.

Federic