1769-02-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je réponds, ma chère nièce, à votre Lettre du 4 février.
Vous avez dû recevoir il y a dix ou douze jours par Mr Marin, un paquet pour vôtre frère. Mr Des Franches doit vous en avoir donné un autre.

J'attendrai avec grand plaisir Mr et made Dupuits sur les frontières de leurs états, et je leur enverrai des chevaux à Meyrin quand ils voudront m'avertir. Je leur fais à tout deux les plus tendres compliments. Voicy une Lettre pour le gros neveu du parlement. Je vous l'envoie toute ouverte, afin que vous jugiez de ce qu'elle contient, puisqu'étant sur les lieux vous êtes seule à portée de faire ce qui est convenable. Mr De Richelieu ne m'a point écrit depuis qu'il a été obligé de paier un mémoire à Souchay pour ce Gallien qui fesait entendre à Genêve qu'il était son bâtard. Mr De Richelieu ne résistera pas à vos solicitations; il vient de toucher un gros remboursement, il ne dépense rien à Versailles, il faut bien qu'il vous paie.

Je vous assure que vous seriez bien embarassée si vous étiez à Ferney. Nulle société, nul secours, nulle diversion, c'est un désert. Les troupes ont tellement dévasté la campagne qu'il n'y a pas un lapreau à la ronde, et toutes les denrées sont devenues plus chères à Genève que jamais. Racle a voulu vendre en vain sa maison au rabais, ou plutôt La maison bâtie avec mon argent; aucun genevois n'en veut ni n'en voudra. Soiez très sûre que la terre de Ferney n'est plus qu'un palais d'Alcine, bâti dans une solitude. J'y ai dépensé près de cinq cent mille livres, et elle ne vaut que la peine de la cultiver. Plût à Dieu qu'elle eût été vendue lorsqu'elle pouvait l'être; vous auriez beaucoup d'argent comptant outre vos rentes. Mais l'extrême modicité de son revenu est si publique, et l'aversion des genevois pour les terres en France si forte, qu'il faut perdre toute espérance de s'en défaire. Vous vivrez à Paris, et je mourrai au pied du mont Jura, voilà nôtre destinée.

Je suis très fâché de la mauvaise santé de made D'Argental, et je serais au désespoir si vous étiez languissante comme elle. Je sens par ma longue et funeste expérience ce que c'est que la perte de la santé, aiez un soin extrême de la vôtre. Vous ne pouvez vous sauver par l'éxercice, sauvez vous par une attention scrupuleuse. Si c'est un bien que la vie je ne dois ce bien qu'à des soins continuels.

Venons maintenant aux histrions.

Je ne suis pas étonné que le paquet envoié par mr Marin se soit égaré. C'est le païs de l'infidélité, comme de la tracasserie, de la discorde et du mauvais goût. La friponerie s'y est glissée ainsi que dans toutes les compagnies du roiaume; c'est l'esprit de ce beau siècle. Les Comédiens d'ailleurs sont très capables de refuser la pièce de La Touche, puisqu'ils ont joué avec tant d'empressement celle de Guillaume Tell. Le public n'a pas plus de goût que les Comédiens. Le vin du siècle de Louïs 14 est bu, et on ne peut pas même faire du vinaigre passable avec la lie dans laquelle nous sommes.

J'aprends qu'on a joué encor une détestable pièce anglaise. Les Welches ne sont aujourd'hui que des esclaves qui veulent imiter des maîtres barbares dont ils ont été battus. Que Dieu les bénisse, ou plutôt qu'il les refonde, je ne regretterai ni la France, ni la vie, mais je vous regretterai toujours.

V.