1768-11-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul.

Mon protecteur,

Daignez lire cecy, car ceci en vaut la peine.
Ce n'est pas parceque la marmote des alpes a bientôt soixante et quinze ans, ce n'est pas parce qu'elle radote qu'il s'est glissé un galimatias absurde dans le siècle de Louis 14 et de Louis 15 touchant la paix que nous vous devons. Pendant que je passe ma vie dans mon lit l'éditeur a mis à la page 202 du 4ème tome une addition que je luy avais envoiée pour la page 142. Il a ajouté à votre paix ce qu'il devait ajouter à la paix d'Aix la chapelle. Il vous sera aisé de faire placer adroitement ce carton cy joint. Vous êtes acoutumé à réparer quelquefois les fautes d'autrui.

Voicy le carton, pour la page 202. Votre bibliotécaire ne s'y peut tromper.

J'ay voulu finir par la gloire de la nation et par la vôtre.

Quand l'édition était finie quelques officiers m'aprennent des choses étonnantes dignes de l'ancienne Rome.

Le prince héréditaire de Brunsvik veut surprendre mr de Castres qui en veut faire autant. On envoye à l'entrée de la nuit mr d'Assas, capitaine d'Auvergne, à la découverte. Le régiment le suit en silence. Il trouve à vingt pas des grenadiers ennemies couchez sur le ventre. Ils se lèvent, ils l'entourent, luy mettent vingt bayonetes sur la poitrine. 'Si vous criez vous êtes mort'. Il retient son soufle un moment pour crier plus fort 'à moy Auvergne, les voilà!' et il tombe percé de coups. Decius en a t'il plus fait?

On me prend pour le grefier de la gloire. On me fournit de baux traits mais trop tard; c'est pour une belle édition in 4..

Je vous demande en grâce de lire la page 177 tome 4. Vous y verrez une action très supérieure à celle des Termopiles, et très vraie.

Nb. J'ay envoyé un siècle à mr de st Florentin. Il m'a mandé qu'il croiait que je pouvais le présenter au Roy et qu'il s'en chargerait. Je vais luy mander que je crois que vous lui avez donné le vôtre, et j'aurai l'honneur de vous en envoier un avec le carton de la page 202. M'aprouvez vous? Je prêche gloire et paix dans cet ouvrage.

Nb. Il s'est fait une grande révolution dans les esprits. Voicy ce qu'un homme très sage me mande de Toulouse. Les trois quarts du parlement ont ouvert les yeux et gémissent du jugement des Calas. Il n'y a plus que les vieux endurcis qui ne soient pas pour la tolérance.

Il en sera bientôt de même dans le parlement de Paris je vous en réponds. On ne sera plus homicide pour paraitre chrétien. J'aurai contribué à cette bonne œuvre.

Nb. Ce changement dans les mœurs ne sera pas inutile à votre colonie de Versoy.

Permettez moy de vous écrire un jour à fonds sur votre colonie. Vous protégez votre vieille marmote. Cet établissement touche à mon pauvre trou. Je suis de la colonie.

L'évêque d'Annecy est un fou. Vous avez bien dû le voir. Le voilà disgracié à la cour pour ses sottises. Le fanatisme n'a jamais fait que du mal.

Mon protecteur vous avez beau jeu. Le Duc de Grafton n'est pas une tête à résister à la vôtre:

Me pardonnez vous de vous écrire une si longue lettre?

La vieille marmote est à vos pieds, elle vous adore, elle vous souhaite prospérité et gloire, elle vous présente d'ailleurs son profond respect.

V.