au château de Ferney 11 Juin 1768
Wagnière est toujours malade; Fanchon se meurt toujours et a continuellement ses deux filles auprès d'elle; d'Omart est dans un état plus déplorable que jamais, et il faut garder sa garde qui ne se porte pas mieux que lui; les pluies gâtent tous les biens de la terre; quatorze Officiers et deux cent soldats sont dans Ferney; on n'a pas encor commencé le port de Versoi; mais on va le commencer.
Voilà, ma chère nièce l'état où nous sommes.
M. de Bourcet est venu passer ici quelques jours et a donné les derniers ordres pour la construction du port. M. Dupuis va faire son métier. Il passera deux mois dans la montagne noire comme Donquichotte; on est très content de lui; il ne plaint ni son temps ni ses peines; il a autant d'intelligence que d'activité et il fera son chemin plus vite et plus sûrement en gravissant sur les rochers avec les chamois, qu'en restant confondu dans la foule d'une garnison. Le hazard fait tout; il devra sa fortune à Ferney.
On disait hier que deux bataillons s'étaient emparés d'Avignon. J'en doute encor. Je crois bien qu'on se moque du Pape; mais je n'imagine pas qu'on lui prenne ses villes. En tout cas, tout ce que le Roi fera, sera bien fait. Je suis toujours de l'avis de son Conseil, je ne ressemble point au parlement.
Une compagnie de Négocians de Nantes s'est avisée de donner mon nom à un vaisseau qu'ils ont mis en mer. Vous croyez bien que je les ai remerciés de mon mieux. Voici une petite apostrophe que j'ai faite à mon vaisseau. J'écrirai incessamment au Turc et au Conseiller de la Tournelle. M. de Richelieu m'a enfin écrit et m'a avoué ses torts. Il m'a mandé que le petit Galien était au Châtelet. Je soupçonne que c'est lui qui lui a procuré cette place. Vous m'avouerez que peu de choses ressemblent à toute l'avanture de Galien et qu'il y a dans le monde d'étranges originaux.
Adieu, ma chère nièce, vivez heureuse à Paris, si vous voulez que je supporte la vie à Ferney.
à Madame Dupuis
Votre mari me quitte aujourd'hui, et j'en suis bien fâché, ma chère enfant. Il va grimper sur les montagnes des Alpes, il faudra que tous les ans il fasse de pareilles courses; c'est pour lui le chemin de la fortune; il se rendra utile; il plaira à M. le Duc de Choiseul. M. de Bourcet son Commandant est extrêmement content de lui; vous ne le serez pas tant; car il sera absent de vous six mois de l'année. Il se partagera entre vous et le service du Roi. Vous êtes raisonnable, vous souffrirez ce partage sans murmure. Sa fortune augmentera d'année en année, et son avancement vous consolera de son absence. Il sera à vous les hivers et au Roi les étés. Le solitaire de Ferney est à vous dans toutes les saisons, mais malheureusement un vieillard n'en peut rendre aucune agréable. Je vous embrasse de tout mon coeur, vous et Adélaïde.
Agathe rit-elle toujours?