1767-10-15, de Charles Joseph, prince de Ligne à Voltaire [François Marie Arouet].

Votre lettre, monsieur, m'a fait plus de plaisir qu'une lettre de change; c'est tout dire, car j'aime beaucoup l'argent.

Vous aimez la vertu, à ce qu'il me semble; cela vaut encore mieux. Vous me parlez de livres qui en sont remplis, qui l'inspirent en consolant l'humanité. Quoique banquier, vous êtes homme de goût, monsieur. Un pauvre diable d'officier risque quelquefois le sien avec ceux de sa profession qui ne se piquent pas d'en avoir. Mais je ne m'y exposerai pas cette fois-ci.

On vient de me marquer de Flandres où je ne suis presque jamais, qu'un gros paquet m'y attend. Je ne sais si c'est celui que vous avez eu la bonté de me destiner il y a plus de trois mois par la voie de la Hollande, ou si c'est ce mélange d'héroïsme et de simplicité qu'un grand homme a fait imprimer il y a quelque temps, et que j'ai pris la liberté de lui demander en dernier lieu. Il fait parler ces honnêtes gens si noblement et si sensément qu'on reconnaît les descendans du harangueur à Alexandre, et que je veux les faire représenter dans mon pays.

Celui où je suis actuellement, monsieur, n'est point aussi pur que je le pensais. Je vois tous les jours des bassesses, des faussetés, des corruptions pour les élections, et les charges de la cour. Je vois le clergé presque aussi ignorant, aussi orgueilleux, aussi intéressé que le nôtre. Je ne vois point autant de légéreté dans les sociétés qu'en France, mais j'en vois autant dans les affaires. L'homme chéri de la nation aujourd'hui ne le sera plus demain. Le général Conway avait perdu ses emplois. Il est tout ce qu'il peut être, il ne le sera peut-être plus dans vingt-quatre heures. A tout moment on attend un changement considérable dans le ministère.

Des prêtres vendent le terrain de Westminster. La place commence à y être rare. Le monument érigé à la vertu par la vertu, cède à celui que l'opulence élève à l'opulence. Le mérite est chassé de l'église et les prêtres l'ont ordonné.

Voilà donc ces pays où l'on parle tant de liberté, Londres et Venise. La plus grande qu'on exerce ici est de pisser au dessert, et là de faire encore pis sur les escaliers du doge.

En vérité, monsieur, je vois tous ces gens-ci bien gênés, bien contrariés, et pour avoir le plaisir de dire du mal d'un roi et lui couper la tête quand ils en ont envie, je ne les en vois pas moins en proie aux mêmes passions qu'ailleurs. Ils sont d'une inconséquence qui ne resemble à rien. Pourquoi se pendre quand on a les plus belles femmes, le meilleur fruit, des jardins publics, une rivière charmante et des campagnes agréables? En vérité je ne leur passe seulement pas d'être tristes.

J'aime bien mieux qu'on me prouve gaiment que tout va mal, que des Pope, des Bolingbroke et des Schafftsbury qui prétendent tristement que tout va bien. La mine de leurs successeurs m'annonce qu'ils ont eu tort.

Je ne le crois, monsieur, que lorsque j'ouvre les livres dont vous me parlez. J'y trouve une philosophie si rassurante! J'y trouve la même que cet homme admirable nous enseignait avant que je fusse au monde, et que j'ai appris depuis que j'ai su lire.

…Ni que ce dieu créateur des humains
Se plaise à déchirer l'ouvrage de ses mains.

J'ai affermi mon âme dans le temps que tout le monde cherchait à y semer le malheur et l'alarme. Je trouve toujours les mêmes principes. Jean Mêlier pense comme St Louis pensait il y a plus de quarante ans. Et c'est celui qui les fait si bien penser, qui marie des filles, qui rend l'honneur, qui confond l'injustice et qui, comme je dis toujours, donne de l'esprit aux uns et du pain aux autres.

Voilà ce que j'ai mis l'autre jour sous l'un de ses portraits, car j'en ai plusieurs. Il y vaut encore mieux de la bonne prose comme cela, que de mauvais vers dont tout le monde se mêle.

Nous n'avons eu que le 1er , le 3e et le 5e chant de la Géneviade. Cet ouvrage a fait rire les milords hypocondriaques. Ils ont reconnu celui

Qui voyageait tout excèdè d'ennui,

ils s'y sont reconnus et en ont ri avec moi.

Parmi tous les Anglais pleins de la considération qui est due à l'auteur des mélanges de littérature et de philosophie je ne dois pas oublier M. Walpole, qui m'en parle très souvent et avec qui je fais des vœux pour sa santé, en admirant sa gloire.

Je vous demande pardon, monsieur, de vous parler un peu trop lestement des Anglais. Vous les trouvez fidèles dans leurs escomptes, c'est tout ce qu'il vous faut à vous, dans vôtre mêtier.

Les banquiers à qui j'ai eu affaire ne se sont pas toujours si bien trouvés de moi, mais il est aisé d'être honnête quand on est riche; c'est quand on est pauvre qu'il est difficile de l'être. Lorsque ces gens-ci le sont, on sait la petite guerre qu'ils font aux voyageurs, mais je le leur pardonne en faveur de plusieurs beaux procédés, et même très plaisants de leur part.

En tout cas je suis toujours prêt à quitter mon opinion dès que j'en trouve une meilleure. Mon jugement sera toujours soumis au vôtre. Les banquiers ont de bonnes têtes; je m'en rapporterai toujours à eux.

Hélas! oui, monsieur, on a été déranger les amours d'un Flamand et d'une Flamande, nos deux gouvernements ne croyant pas apparemment que des Flamands soient faits pour les amours.

Votre gouvernement genevois est bien puni de n'aimer ni les ris ni les jeux. Je m'intéresse à la petite république si elle sent le bonheur d'être voisine de Ferney.

Qu'on y aille en pélerinage, on s'en trouvera mieux que des autres temples où l'on perd son temps, même à celui de la Mecque.

Si vous connaissez, monsieur, la nièce de m. de Voltaire, made Denis, ayez la bonté de lui présenter mes respects et de vous persuader que je suis capable de tous les sentiments que vous inspirez, oui, monsieur, de la vénération, de l'attachement, tout ce que mérite enfin l'homme qui fait honneur à l'homme.

Je finis en vous priant de ne point m'oublier dans vos prières et dans votre commerce.