1767-05-11, de Prince Aleksandr Romanovich Vorontsov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous connoissez tout mon respect, et mon admiration pour Vous, d'après cela vous jugerés aisément de ma sensibilité et combien j'ai été flatté de l'obligeante lettre dont vous m'avez honoré, accompagnée d'un exemplaire des Scithes, que je garderai bien précieusement dans ma Bibliothèque.
Il serait inutile de dire tout le plaisir que j'ai eu à la lecture de cette tragédie; c'est une sensation que vos ouvrages, Monsieur, ont toujours produit, et vous assurer combien elle est vraie ce seroit s'exposer à vous dire une chose que Vous êtes accoutumé d'entendre depuis cinquante ans; je me bornerai donc à vous parler de la belle simplicité avec laquelle tout y est conduit; je compte avoir la satisfaction de la voir représenter ici bientôt. Nous avons une actrice (Mlle Martin) qui est bien propre à sentir et faire sentir aux autres tout ce qu' Obéide a de beau dans son rôle.

Je verrai avec grand plaisir, Monsieur, la brochure, dont vous me faites l'honneur de me parler, et où il est question de l'Impératrice. Je voudrois bien vous envoyer de ce pays-ci quelque chose qui en vaille la peine; mais la littérature et la librairie y sont tombées presque tout-à-fait; il n'y a pas trois libraires, dans les Sept Provinces, qu'on puisse opposer à ceux de la ruë St. Jaques; les autres font des contrefactions des ouvrages qui paroissent ailleurs, le tout rempli de fautes; enfin tous ces libraires n'ont pas un homme qui sache seulement assez de françois et d'orthographe pour corriger les fautes les plus grossières; malgré cela les livres se vendent, et beaucoup de bonnes gens, ici et ailleurs, ont toutes leurs bibliothèques composées de pareilles éditions, sans avoir été à même de se douter seulement qu'elles sont toutes fautives. D'ailleurs avec cette prétendue liberté de la presse les Ministres, à force de prêcher, sont parvenus à la gêner extraordinairement.

Vous avez appris sûrement les persécutions que la pauvre Professeur Gaudion a essuyées à Amsterdam pour avoir écrit quelques balivernes dans le Journal des Savans, lesquelles, par leur absurdité, ne méritaient pas d'être traitées si sérieusement.

Je vous renouvelle, Monsieur, mes remercimens pour toutes vos bontés; vous ne devez pas douter de toute ma sensibilité à cet égard ainsi que du respect avec lequel je suis,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant

Serviteur.

C. Alexandre de Woronzow