3e avril 1767
Mon cher grand Ecuier, parmi toutes mes détresses, il y en a une qui m'afflige infiniment, et qui hâtera mon petit voiage à Montbelliard et ailleurs.
Plusieurs personnes dans Paris accusent Tronchin d'avoir dit au Roi qu'il n'était point mon ami, et qu'il ne pouvait pas l'être, et d'en avoir donné une raison très ridicule, surtout dans la bouche d'un médecin. Je le crois fort incapable d'une telle indignité, et d'une telle extravagance. Ce qui a donné lieu à la calomnie, c'est que Tronchin a trop laissé voir, trop dit, trop répété que je prenais le parti des représentants, en quoi il s'est bien trompé. Je ne prends assurément aucun parti dans les tracasseries de Genêve, et vous avez bien dû vous en apercevoir par la petite plaisanterie intitulée la guerre genevoise qu'on a dû vous communiquer de ma part.
Je n'ai d'autre avis sur ces querelles que celui dont le Roi sera; et il ne m'apartient pas d'avoir aucune opinion quand le Roi a nommé des plénipotentiaires. Je dois attendre qu'ils aient prononcé, et m'en raporter entièrement au jugement de Mr Le Duc De Choiseul.
Voilà à peu près la vingtième niche qu'on me fait depuis trois mois dans mon désert.
Vôtre cidre n'arrivera point et sera gâté. Il arrive la même chose à mon vin de Bourgogne. Vingt ballots envoiés de Paris avec toutes les formalités requises sont arrêtés, et Dieu sçait quand ils pouront venir, et dans quel état ils viendront. J'aurais bien assurément l'honnêteté de vous envoier des honnêtetés, mais on est si malhonnête, que je ne puis même vous procurer ce léger amusement.
Je me souviens bien en éffet, d'avoir envoié quelques mauvais vers au Roi de Dannemarck; il faut qu'ils aient fait le voiage de Copenhagen à Paris, car assurément je n'en ai donné copie à personne, je n'en ai pas seulement gardé une. Ce sont des vers qui ne sont bons que pour les rois. Je ne sçais si je vous ai mandé que je suis enchanté de la nouvelle calomnie répandue sur les Calas. Il est heureux que les dévots qui persécutent cette famille et moi, soient reconnus pour des calomniateurs. Ils font du bien sans le savoir, ils servent la cause des Sirven. Je recommande bien cette cause à mon cher grand Turc. Il y a des gens qui disent qu'on pourait bien la renvoier au parlement de Paris. Je compte alors sur la candeur, sur le zèle, sur la justesse d'esprit de mon gros gouteux que j'embrasse de tout mon cœur aussi bien que sa mère. Vivez tous sainement et guaiement, il n'y a que celà de bon.
Nouvelles tracasseries encor de la part des commis et point de justice; et je partirai mais gardez moy le secret, car je crains la rumeur publique. Je vous embrasse tous bien tendrement.