à Paris le 4 de xbre 1766
D'Holbach
J'ai reçu, Monsieur, avec bien de la reconnoissance la Lettre pleine d'amitié que vous m'avéz fait L'honneur de m'écrire le 15 du mois passé, mais ce n'est que d'avant hier que j'ai reçu l'excellent vin de côte rôtie qu'elle m'annonçoit. Recevéz donc, Monsieur, mes très humbles remercîments et pour l'une et pour l'autre; vous êtes bien bon de vouloir bien vous occuper de nos plaisirs, ils seroient bien plus vifs si vous pouviez partager avec nous vos bienfaits, et si je pouvois en être digne ce seroit par ce que je connois tout le prix de la personne à qui j'en suis redevable. J'attens avec impatience le mois de mars puisqu'il doit me procurer l'avantage de vous voir en cette capitale. Les moments que vous voudréz bien accorder à la rue Royale me seront infiniment prétieux, et j'ose vous assurer que je ne serai point le seul à sentir le bonheur de vous posséder. M. Helvétius est de retour depuis une quinzaine de jours de ses terres, vous le trouveréz vraisemblablement ici lors de votre voyage, vû qu'il nous donne communément jusqu'au mois d'avril. Il me charge ainsi que toute notre société, qui est toujours la même, de vous faire mille compliments et de vous assurer de son attachement. M. Diderot n'est pas encore quitte de son travail, il doit encore au public 4 volumes de planches dont il fait les explications. Cependant la capitale par une prédilection marquée se trouve toujours privée des dix derniers volumes de l'Encyclopédie, que l'on a tant qu'on veut en province; d'où vous voyéz que notre salut est plus cher à nos maitres que celui des ames de province. Aureste il n'y a point de mal à tout celà, il est avantageux de prévenir les criailleries de Paris qui sont communément les plus écoutées. A l'égard de Rousseau, vous auréz vu suivant les apparences l'exposé que M. Hume a fait publier ici de sa querelle avec lui; c'est la traduction d'un mémoire anglois dont je crois vous avoir lu quelque chose à votre dernier voyage en ce paÿs. Il paroît que cet ouvrage a porté un furieux coup à la réputation morale de Jean Jaques, à quil il ne reste guères d'autre parti que de devenir totalement fou, ce qui ne peut lui coûter beaucoup de peines. La Gazette littéraire au grand regret du public a cessé de paroître, les auteurs ont eu des raisons qui les ont dégoutés de leur travail. M. l'abbé Galiani a fait un séjour de 18 mois à Naples d'où il n'est revenu ici que depuis 8 ou 10 jours; comme il est pour le moins aussi épicurien qu'Horace, je crains bien que l'on n'ait beaucoup de peine à lui faire compléter son commentaire sur son confrère en Epicure. Nous avons joui pendant deux mois de la présence de M. le Marquis Beccaria auteur du traitté sur les délits et les peines; c'est un homme très aimable, qui en retournant à Milan vient de laisser de grands regrets à ceux qui ont eu l'avantage de le connoître. Il nous fait espérer un grand ouvrage sur les Loix, et je crois que l'électricité qu'il a reçue en ce paÿs pourra contribuer à lui faire accélérer son travail. Aureste il vit dans une ville où la philosophie à des partisans sans respectables; il paroît qu'elle commence à répandre ses influences dans toute l'Europe; la Russie veut, dit on, armer contre la Pologne, du consentement de son Roy, pour y etablir la Tolérance. Les Espagnols, engourdis depuis tant de siècles, par les soins du comte d'Aranda se réveillent et s'apperçoivent déjà des maux que le monarchisme leur cause. On rimprime à Naples le Dictione portatif et même on l'y débite; en un mot l'Europe commence partout à éprouver une crise favorable à l'esprit humain. A portée de la Suisse vous connaisséz, sans doute, mieux que nous, dont on ménage la délicatesse, le Recueil nécessaire, le Christianisme dévoilé, l' Examen de Fréret, le Philosophe ignorant, et toutes ces autres bombes terribles dont on accable notre antique édifice, qui jamais n'éprouva des attaques si fortes et si réitérées; le second de ces ouvrages a fait surtout ici une sensation prodigieuse et méritée.
Je suis très faché d'apprendre le peu de succés de mes ordonances sur vous, monsieur; je dois à l'hipecacuana et à quelques voyages le rétablissement de mon estomac qui s'étoit fort dérangé; je souhaiterois bien que le vôtre cessa de vous donner des sujets de plaintes; en vérité dans le meilleur des mondes possibles les estomacs ne sont pas aussi bons que l'on pourroit le désirer; vous mériteriez bien d'en avoir un meilleur et d'y jouir d'un bonheur complet. Ce sont les voeux de celui qui est avec l'attachement le plus sincère et le plus respectueux Monsieur
Votre très humble et tres obéissant serviteur