1766-11-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Monsieur,

J'ai reçu avec un extrème plaisir, vôtre Lettre du 27e 8bre par mr Cithara qui quoi que jeune me paroit déjà un bon violon, et qui mérite je crois, la petite place que vous pouvez lui procurer.

J'ai reçu aussi le petit paquet de mr de Lambarta. C'est un excellent géomêtre, et mr Bernoulli n'en approche pas. Ses nouvelles formules sur les courbes à double courbure sont le meilleur ouvrage que j'aie jamais vu en ce genre, et doit avoir un grand succez chez tous les géomètres de l'Europe. Je l'ai proposé sur le champ à l'homme qui a déjà imprimé la première partie, et je lui ai proposé les conditions raisonnables que vous demandez; il m'a répondu qu'il ne pouvait s'en charger à cause de l'extrème difficulté de s'arranger à Paris pour les figures géométriques. Ce refus m'a un peu piqué; je lui avois, ce me semble fait assez de bien pour qu'il me donnât sans hésiter cette satisfaction. Mais si mr de Lamberta le permet je ferai faire cette besogne par un autre. Il faut vous avertir que cet autre ne poura donner le prix qu'on demande qu'après s'être défait de son édition. Encor une fois je me chargerai de cet arrangement si vôtre algébriste l'agrée.

Jean Jaques Rousseau est méprisé et abhorré de la plus saine partie de nos concitoiens, et bientôt ses anciens partisans penseront de même quand ils auront lu son procez avec mr Hume. J'ai par devers moi des preuves particulières que ce charlatan est un des plus dangereux coquins qui respirent.

Quant à celui qui vous écrit quelquefois Monsieur, ne soiez point surpris de ses inégalités, tel est son caractère. Tirez en parti, c'est tout ce qu'il faut. Je crois qu'on vous a mal instruit quand on vous a dit qu'il détestait quelques personnes de vos amis. Leurs sentiments ne lui importent guères; et il seroit d'ailleurs très flatté de les avoir chez lui. Il n'est pas mal de laisser cette porte ouverte en cas que la tête de boeuf voulût l'enfoncer avec ses cornes.

J'ai vu mr de Voltaire qui est toujours très malade, il vous aime tendrement, il dit qu'il seroit bien consolé s'il pouvoit passer avec vous quelques uns de ses derniers jours. J'ai vu aussi made Denis qui vous fait les plus sincères compliments.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec bien du respect, vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Boursier