28 octb [1766]
En vérité monseigneur vous m'avez écrit une lettre admirable.
Vous avez raison en tout. Votre esprit est digne de votre cœur. Vous voyez les choses précisément comme elles sont, ce qui est bien rare. Pourquoi n'êtes vous pas du conseil? Vous y opineriez comme vous avez combattu. C'est la seule chose qui manque à votre brillante carrière.
Je n'ai point voulu écrire à mon héros avant de connaître un peu son protégé. Il a très peu de goût pour le christianisme. Je ne sais si vous lui en ferez un crime. Quant à moi je lui ai fortement représenté la nécessité de reconnaître un dieu vengeur du vice et rémunérateur de la vertu; je l'ai heureusement trouvé convaincu de ces vérités, repentant de ses fautes, pénétré de vos bontés passées et à venir. Il a infiniment d'esprit, une grande lecture, une imagination toute de feu, une mémoire qui tient du prodige, une pétulance et une étourderie bien plus grandes. Mais il n'est question que de cultiver et corriger. Laissez moi faire. Vous étiez très bon physionomiste il y a 15 ans lorsque vous prédîtes qu'il serait un grand sujet en bien ou en mal, car son cœur est aussi susceptible de l'un que de l'autre. J'espère le déterminer au premier.
Il y a quelque temps qu'il alla voir madame la générale de Donop, veuve du 1er ministre de Hesse dont le château est à deux lieues de chez moi. Son esprit et sa figure lui donnèrent un accès facile auprès de cette dame avec qui il soupe souvent. S'il n'y couche pas, c'est que cette jeune veuve a plus de soixante et dix ans et que ses femmes de chambre en ont autant. Il y est fêté, et cette bonne a la complaisance de l'appeler monsieur le marquis tout comme le petit Villette. Je n'ai pu aussitôt son arrivée le faire manger à ma table, parce que j'avais alors à la maison des personnes à qui je devais du respect, et je vous dirai que depuis plus de quinze jours ma déplorable santé me condamne à la solitude quand mes moines sont au réfectoire, et je crains fort qu'après avoir mangé et soupé tête à tête avec des générales il ne dédaigne la table d'un pauvre citadin dont la maison n'est pas celle d'un gouverneur de province. Au reste mon secrétaire et sa femme avec qui Galien mange, sont de très bonne famille. Enfin vous ne m'aviez pas ordonné de le faire manger à la table de madame Denis. Il a bien envie de mettre en œuvre les recherches qu'il a faites sur la province de Dauphiné, et d'en donner une petite histoire dans le goût du pt Hénault, mais je n'ai rien ou pas grand'chose dans ma bibliothèque qui puisse seconder son envie, et il n'a apporté de Paris que les amours du père la Chaise pour commencer son ouvrage qui étant fait sous mes yeux et vous étant dédié par votre petit élève pourrait l'annoncer avantageusement dans le monde. Ses parents sont auprès de Grenoble où il peut les voir et y acheter à peu de frais le peu de livres qui lui sont nécessaires. Il m'a dit qu'il vous en écrivait: j'attends vos ordres là dessus avant de rien faire. Cet enfant aurait besoin de quelques petits secours pour son entretien. J'ai cru voir par votre lettre que votre intention était que je les lui donnasse: faites moi connaître vos ordres là dessus, je les suivrai ponctuellement. Il faut avouer que ce que vous avez fait pour lui depuis 15 ans est une des belles actions de votre vie. Vous devez le regarder comme un dépôt confié à mes soins, comme votre future secrétaire. Il est très en état d'en devenir un du premier ordre. L'esprit est une grande ressource. Comme je vous instruirai exactement de la manière dont il tournera, vous ne lui ferez pas sentir que vous êtes instruit de rien par mon canal. Il n'aurait plus de confiance en moi et il en a beaucoup car il me dit tout ce qu'il pense. Mais avant de penser à ses fautes qui ne sont encore qu'idéales je vais vous parler des miennes qui sont réelles et qui seraient bien plus grandes encore si je tenais en effet école de raison. Mais on m'impute tous les jours des livres auxquels je n'ai pas la moindre part et que même je n'ai pas lus. L'indiscrétion de ceux qui me viennent voir relève toutes mes paroles. C'est un malheur attaché au dangereux avantage d'une célébrité que je maudis. Quand on est un homme public, il faut être un homme puissant ou l'on est écrasé de tous les côtés. J'ai des protecteurs dans toute l'Europe à commencer par le roi de Prusse qui est revenu à moi entièrement, mais je me flatte que je n'aurai aucun besoin de ces appuis. Je crois avoir pris mes mesures pour mourir tranquille.
Je conviens de tout ce que vous me dites sur ces plats huguenots et sur leurs impertinentes assemblées. Savez vous bien qu'ils m'aiment à la folie et que si j'étais parmi eux j'en ferais ce que je voudrais? Cela paraît ridicule, mais je ne désespérerais pas de les empêcher d'aller au désert.
A l'égard de cette pauvre famille d'Espinasse, voyez ce que vous pouvez faire sans compromettre votre crédit. Il me semble que quand on délivre un homme des galères, il ne faut pas le condamner à mourir de faim. On doit faire grâce entière. Il faut lui rendre son bien. J'ose encore vous conjurer de dire un mot à m. de St Florentin. Vous ne lui direz pas sans doute que c'est moi qui vous en ai supplié.
Me permettez vous de mettre dans votre paquet qui est déjà bien long un petit mot pour madame de Saint-Julien?
Agréez mon profond respect et mon attachement inviolable.
V.