1766-07-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Notre frère vous a communiqué, sans doute, la relation d'Abbeville, mon cher philosophe.
Je ne conçois pas comment des êtres pensants peuvent demeurer dans un pays de singes qui deviennent si souvent tigres. Pour moi j'ai honte d'être même sur la frontière. En vérité voici le temps de rompre ses liens, et de porter ailleurs l'horreur dont on est pénétré. Je n'ai pu parvenir à recevoir la consultation des avocats. Vous l'avez vue sans doute, et vous avez frémi; ce n'est plus le temps de plaisanter, les bons mots ne conviennent point aux massacres. Quoi! des Busiris en robe font périr des enfants de 16 ans dans les plus horribles supplices et cela malgré l'avis de dix juges intègres et humains! et la nation le souffre! A peine en parle-t-on un moment, on court ensuite à l'opéra comique et la barbarie devenue plus insolente égorgera demain juridiquement qui elle voudra, et vous surtout qui avez élevé la voix contre elle deux ou trois minutes. Ici Calas roué, là Sirven pendu, plus loin un baîllon dans la bouche d'un lieutenant général, quinze jours après cinq jeunes gens condamnés aux flammes pour des folies qui méritaient Saint Lazarre. Qu'importe l'avant propos du roi de Prusse? apporte-t-il le moindre remède à ces maux exécrables? est ce là le pays de la philosophie et des agréments? C'est celui de la St Barthellemi. L'inquisition n'aurait pas osé faire ce que des juges jansénistes viennent d'exécuter.

Mandez moi, je vous en prie, ce qu'on dit, dit du moins puisqu'on ne fait rien. C'est une misérable consolation d'apprendre que des monstres sont abhorrés; mais c'est la seule qui reste à notre faiblesse, et je vous la demande. M. le prince de Brunswic est outré d'indignation, de colère et de pitié. Redoublez tous ces sentiments dans mon cœur par deux mots de votre main que vous enverrez par la petite poste à notre frère. Votre amitié et celle de quelques êtres pensants, est le seul plaisir auquel je puisse être sensible.

La méprise de l'avant propos consiste en ce qu'on suppose que ces paroles, in principio erat&c. ont été falsifiées; ce sont les deux passages sur la trinité qui ont été interpolés dans l'épître de Jean. Quelle pitié que tout cela! on perd à déterrer des erreurs, un temps qu'on emploierait peut-être à découvrir des vérités.

N. B. Le théologien Vernet s'est plaint au conseil de Geneve qu'on se moquait de lui; le conseil lui a offert une attestation de vie et de mœurs comme quoi il n'avait pas volé sur les grands chemins ni même dans la poche. Cette dernière partie de l'attestation paraissait bien hasardée.