1766-05-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je reçois la Lettre du 1er May, dont mon héros m'honore.
Mr Le Chevalier de Beautteville m'a dit qu'avant de partir pour vôtre roiaume de Bordeaux vous lui aviez dit que vous le chargeriez de vos ordres pour moi, mais la Lettre dont vous me parlez ne m'est jamais parvenue, et il faut qu'on l'ait oubliée dans vôtre déménagement.

Que vous êtes heureux, Monseigneur, de pouvoir toujours courir, et que je suis à plaindre de ne pouvoir aumoins me trouver sur vôtre route!

Je suis bien fâché pour le public, et pour les beaux arts que vous protègez, de voir le Théâtre privé de Mlle Clairon, lorsqu'elle est dans la force de son talent. J'y perds plus qu'un autre, puisqu'elle faisait valoir mes sotises; mais elle m'a mandé que puis qu'on ne voulait pas confirmer la déclaration de Louïs 13 en faveur de vos spectacles, et encor moins la fortifier par quelques nouvelles grâces elle ne pouvait plus cultiver un art trop avili; elle a renoncé à l'excommunication, et moi aussi, car j'ai pris mon congé. Il n'y a que vous qui restez excommunié, puisque vous restez toujours premier gentilhomme de la Chambre, disposant souverainement des œuvres de Sathan. Il est clair que celui qui les ordonne est bien plus maudit que de pauvres diables qui les éxécutent. Il est plaisant qu'un comédien soit mis en prison s'il refuse de jouer, et soit damné s'il joue. Mais vous devez être accoutumé aux contradictions de ce monde.

Je n'ai encor vu aucun mémoire pour et contre ce pauvre Laly. Je le connaissais pour un Irlandais un peu absurde, très violent, et asséz intéressé, mais je serais extrèmement étonné s'il avait été un traître comme on le lui reproche. Je suis persuadé qu'il ne s'est jamais cru coupable; s'il l'avait été serait-il revenu en France? Il y a des destinées bien singulières. Ce globe est couvert de folies et de malheurs de toute espèce. De toutes les folies la plus ennuieuse est celle des Genevois; cette folie n'était certainement pas dangereuse, ce n'est qu'une dispute de gens qui argumentent les uns contre les autres, et il faut que trois puissances envoient des ambassadeurs pour interpréter trois ou quatre passages de leurs loix. On leur fait bien de l'honneur. Ils ressemblent à cet homme des fables d'Esope qui priait Hercule de lui prêter sa massue pour écraser ses puces.

Continuez mon héros, à vous moquer du genre humain, il le mérite bien. Moquez vous aussi de moi quelquefois, mais conservez moi des bontés qui adoucissent la fin de ma carrière, et qui me rendent heureux dans ma retraitte. Je finirai mes jours comme il y a plus de quarante ans que je les passe, pénétré pour vous de respect et du plus tendre attachement.

V.