Vous avés raison, Monsieur, Moïse est Bachus; car il est resté dans un cabaret; Le Coquin de muletier à qui j'ai Demandé compte de mon Prophète L'a indignement Laissé dans une auberge de Geneve intitulée La Tour perse et tenûe par un mr Roman.
Cela vaut bien La maison de Jetro. J'espère que celui qui durant quarante ans ne s'égara pas dans un Désert ne se perdra point au bout de quinze jours dans une petite Ville; il n'aura pas deux fois Le mal'heur de périr à la vüe de la terre promise. La matière m'a inspiré. Je me suis fâché comme un Juif, et j'ai traité mon muletier comme un Cananéen. Je n'aurais jamais imaginé D'être un jour si inquiet pour la Genese. Il y a trois semaines que je ne m'en souçiais guère; il me suffisait que le monde fût, et que j'y fusse; et je ne songeais pas si c'était D'hier avec Moïse, ou d'avant hier avec Berose. J'avais Laissé dépuis Longtems ce Berceau étroit et court du genre humain; il m'était suspect; et je le comparais au Lit du Tyran, où l'on ne faisait coucher de grands hommes que pour Les mutiler, en les ajustant à sa peti tesse. Je voyais bien q'uil falait mutiler nos grandes histoires, en les couchant sur la Genese; mais je Lui pardonne tout, elle m'a procuré deux de vos Lettres; et L'ouvrage est Divin; irais je contester à Moïse d'avoir entendu L'esprit saint; Lui qui m'a fait entendre le vôtre? Vous ne sçavés pas, Monsieur, ce que c'est que deux Lettres de Monsieur De Voltaire; ce sont deux Bulles en Littérature et en Philosophie; Baile a dit que Voiture était le Pape des beaux esprits de son siècle; vous êtes le Pape des beaux esprits d'un siècle bien supérieur. Mais ce qui vaut mieux vous êtes encore le vrai Messie des Philosophes. Vous êtes celui que les gens raisonnables attendaient. Les Frérons et les Pompignans nient votre advenue; mais le siècle précédent vous avait clairement annoncé; j'en demande pardon aux Desfontaines et aux Rousseaux mais vous avés passé les premiers momens de votre naissance Littéraire entre le Bœuf et L'âne. Les Rois vous ont offert de L'or et de L'encens; Vous avés redressé bien des Esprits De travers, guéri bien des aveugles; et maintenant vous êtes dans le Désert où Vous prêchez la multitude qui court après vous. Il ne vous manquerait qu'un Concile pour votre Divinité; mais par mal'heur les Philosophes vos apôtres ne sont pas Gens à tenir un Concile; L'histoire de L'église et Celle de nos accadémies leur ont trop bien appris que le saint, n'y Le bon Esprit, ne réside guère dans les grandes assemblées. Vous ne serés donc pas Dieu, Monsieur, Le tems est mauvais. Mais du moins vous servirés à prouver son existance; C'est par votre intelligence sublime que les Philosophes prouveront la suprême; de tels ouvrages donnent la plus juste idée de L'ouvrier.
Voilà le mal'heur d'être le Chef d'un parti raisonnable; on n'obtient que ce qu'on mérite; il faut naître à propos; Cinq ou six mille ans plutôt, vous eussiez peut être été Appollon où Orphée. Trois ou quatre mille Lieus plus Loin, vous auriés eu des Pastilles et des Tableaux comme Confucius; mais en Europe et dans le Dix huitième siècle; vous ne serés qu'un grand homme, qui a fait beaucoup D'honneur et de bien à L'humanité. Vous me pardonnerés donc, Monsieur, s'i je ne conserve pas vos Lettres comme des Reliques; mais seulement comme deux originaux D'un maître admirable, qui me seront propres, que je posséderai seul, qui feront mon instruction, m'a gloire, et la jalousie des autres; s'i j'étais Peintre je vous Copierais; je ne suis qu'amateur, et je vous recueille.
Vous me demandés, Monsieur, Le vrai Discours de M. De Castillon; je ne connais ainsi que vous, que le masque qu'il a montré dans le public. Ses ennemis étaient trop nombreux et trop puissans pour leur Livrer La Vérité toute nüe. Cette prudence était nécéssaire; et je ne sçai s'il ne vaut pas mieux quelques fois tenir la vérité en prison, que de s'y faire mettre; M. De Castillon avait un bel auditoire, presque tout composé de jésuites de Robbes courtes. Jugez, Monsieur, comme les paroles qu'il leurs envoyait étaient reçuës; il me semble voir ces pauvres catholiques qu'on faisait précipiter d'un Rocher, et que les soldats recevaient en bas sur la pointe de leurs pique. Au reste, c'est un article de foy parlementaire, que le Discours de M. De Castillon a été pronnoncé tel qu'il L'a fait imprimer, et C'est sur ce pied là, que nous avons fait brûler Les extraits qui avaient courus. Que dirés vous, Monsieur, de ma ridicule audace? Je vous envoie mon bout de réquisitoire. Je lui rend justice, C'est une alumette qu'on doit Brûler pour faire Brûler; et je vous proteste que je ne mettrais pas cette indigne rapsodie sous vos yeux, s'i elle avait plus de Deux Pages, s'i vous ne m'aviés pas parlé de m. De Castillon, et surtout s'i je n'y avait pas Lancé un anathême public contre ces Misérables qui font métier de la Calomnie, et qui ne s'occupent à Distiller Les bonnes pensées des autres, que pour en extraire des Liqueurs Corrosives. Croyez, Monsieur, que je suis bien éloigné d'attacher Le moindre mérite et la moindre importance à ces Bagatelles; je sens Le ridicule de notre emphase pour de très petites choses; mais il n'appartient pas à tout le monde de faire des innovations; ma Proffession veut que je balbucie quelquefois de grands mots; mais combien je rougis en vous Lisant! Nous frappons L'air, et vous percés Les cœurs. Il vous est impossible, Monsieur, D'imaginer jusques à qu'el point vous avés subjugué le mien; vos bontés me font éprouver quelque Chose de bien plus vif, et bien plus doux que L'admiration et le respect avec Lesqu'els j'ai L'honneur D'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
S.
Grenoble Le 30 Avril 1766
Vous avés la bonté de m'offrir la Philosophie de L'histoire. Pouvés vous penser, Monsieur, que je n'aie pas tous les ouvrages sortis de cette plume? s'il en paraît de nouveaux, je me jette à vos pieds pour les obtenir. Les Libraires de Geneve nous ont fait annoncer ici un certain Philosophe ignorant.
J'ose vous prier d'offrir mes très humbles respects à vos Dames s'il leur est possible de se ressouvenir de moi.