1766-04-07, de Joseph Michel Antoine Servan à Voltaire [François Marie Arouet].

Il vous serait aussi difficile, Monsieur, de vous rappeller ceux qui ont eu L'avantage de vous voir, qu'à eux de L'oublier.
Cependant j'ose vous dire que sy vous sçaviés Lire dans les cœurs comme vous sçavés les remuer, vous m'auriés Distingué dans la foule, par la sincérité de mon hommage, et la Vivacité de mon admiration. Je ne suis point allé comme tant d'autres, offrir mon encens à Appollon, à L'occasion d'Esculape. J'étais malade, et je n'ai pas consulté m. Tronchin. Je n'ai été conduit à Geneve que par cette fâcheuse maladie de L'esprit, particulière à notre espèce, et qu'on nomme curiosité; mon premier pas a été de Geneve à Ferney; mais je n'ai eu garde de Laisser un ex-voto dans votre anti-chambre, car vous ne m'aviés point guéri, et je sortais plus curieux de vous revoir que je ne l'avais été de vous voir. Cependant j'ai tiré parti de mon Voyage, et je L'ai bien fait valoir à mon retour; je ne suis n'y un grand, n'y un grand homme; et par conséquent j'ai besoin D'artifice pour me faire regarder; j'en ai un toujours prêt et toujours sûr. Il me suffit d'annoncer que je vous ait vû plusieurs fois; aussi tôt me voilà considéré comme Monsieur qui est Persan; on m'interroge. Je parle de votre Eglise, et l'on rit; je parle du bien que vous faites à vos Païsans, à tous les mal'heureux et l'on est émû; je répête quelques uns de vos Discours; et suivant ma Profession je commente le Texte. En un mot je verse beaucoup de mon Eau sur un peu de votre Liqueur, et je fais avaler cela tout Doucement à mes Auditeurs. Mais ma petite Vanité, n'est pas une raison pour vous écrire; c'est ma parole; je vous parlai, monsieur, d'un ouvrage de m. Astruc, intitulé, Conjectures sur les mémoires originaux dont Moïse a tiré la Genese. Vous me dites que vous ne le connaissiez pas; j'offris de vous L'envoier, sy je pouvais me le procurer; et vous acceptâtes mon offre; je l'ai cherché Longtems inutilement, et ce n'est que depuis très peu de jours, que j'ai pû tirer cette arme de L'arsenal d'un bon incrédule qui La gardait avec beaucoup de soins; vous la trouverés bien rouillée; et j'ai honte, monsieur, de vous envoier des Conjectures sur un objet que vous avés éclairé de tant de certitudes; vous soucierés vous D'apprendre que Moïse n'a composé la Genese que sur d'anciens mémoires; et voudrés vous resuivre les coûtures de ce vieux Vêtement de la Religion, après l'avoir déjà mis en Pièces? Ce qui vous étonnera le plus c'est que la Sorbonne ait Laissé passer cet ouvrage, sans le marquer de son fer chaud; il était assés singulier, pour être Lû, et assés hardi pour être condamné; cependant il n'a été ny condamné, n'y Lû; c'est un Vivant qui s'est caché dans la foule des morts. Peut-être aussi qu'on a été trompé par quelques Protestations hipocrites dont L'ouvrage est parqué; il ressemble à ces Damnés Soldats qui soufletaient la face de notre divin maitre, en lui faisant la Révérence et L'appellant Le Roy des juifs.

Une meilleure raison qui a pû empêcher de le Lire, c'est qu'il est terriblement Chargé D'érudition; il faut être aussi sçavant que M. Le Défenseur de L'histoire Générale pour le comprendre Parfaitement. Il prend les choses avec un sérieux qui fatigue. Ce n'est pas à des mains raides et pesantes que la Philosophie doit confier La semence délicate de cette espêce de Vérité, il a falu un homme qui unit L'éloquence à L'érudition, la fine plaisanterie, à la solide raison, les Lumières de L'histoire, aux forces de la Philosophie; qui sçût attaquer les hommes par la Tête et par le Cœur, Réveiller à la fois tous les sentiments de L'humanité, et les notions claires de L'éternelle Vérité; noble Chevalier du genre humain, contre un ennemi absurde et cruel dont il a arraché la Langue, et coupé le Bras.

Tous les hommes sensés commencent à joüir de sa Victoire, tous croient en Dieu, en attendant le reste; tous se contentent de la foy de leurs sensations, en attendant celle du Charbonnier; tous disent la Prière de Pope, en attendant de chanter Les Cantiques de M. Lefranc; je n'ai rien à vous dire contre ces gens là; car je Vit paisiblement avec quelques uns D'entr'eux; ne me mêlant point Dieu merci, dans ma Profession de faire Rouer les Pères pour leur apprendre à bien vivre avec Leurs enfans; n'y de forcer nos Citoyens à se Laisser tuer, où Défigurer par la Petite Vérole; encor moins de Brûler L'encyclopédie, Parcequ'elle me coûte fort cher, qu'il y a plusieurs bons articles, et que nous avons D'autres fagots que des infolios; n'aiant en un mot d'autre incendie à me reprocher, que celle de Deux ou trois Libelles qui sentaient le jesuite à pleine gorge, en cela même plus humain que le plus Doux homme du monde, Le bon Candide, Lequél tuait Les jésuites en personnes et de sa propre main; je passe ainsi ma Vie avec quelques amis, et la Collection complette; j'y ris, j'y pleure, j'y épure mon âme, j'y éclaire mon Esprit; en un mot c'est la Manne de mon Désert; Nourriture, où je trouve tous les goûts, et que je digère sans fatigue.

J'ay L'honneur D'être avec un très profond respect

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Servan
avocat gn͞al au Parlement de
Grenoble

J'ai reçu ces jours derniers une petite Brochure, intitulée, De la Prédication, qui a fait à ce qu'on m'écrit, une grande fortune à Paris. Son stile est de ce siècle, mais les idées sont de celui de Platon. J'ai demandé le nom de L'auteur, à quelques amis de Paris; Vous pourriez mieux que personne, Monsieur, m'aprendre ce secret. Sy je pouvais penser, que cet ouvrage ne vous est point encore parvenû, je vous donnerais quelque envie de le connaître en vous disant, qu'il veut prouver que la Prédication en tout genre est la chose la plus inutile. Il vous cite comme un des premiers Prédicateurs du genre humain; vous avés prêché, dans les deux plus grandes Parroisses, des beaux arts, le Poème épique, et la Tragédie, et il vous est arrivé la même chose qu'à vos confrères, Homere et Virgile, Euripide, Sophocle, Corneille et Racine; Vous avés touché Les hommes mais vous ne les avés pas convertis. Orphée remuait les Pierres mais il ne les amolisait pas. Je Laisse dire cet Ennemi des Prédicateurs et j'essuye le couteau sanglant du fanatisme avec une feuille de Mahomet.

J'ai remis le Livre de M. Astruc à notre messager de Grenoble à Geneve sous L'adresse de M. Tronchin Conseiller D'état.