1766-02-11, de Gabriel Henri Gaillard à Voltaire [François Marie Arouet].

Dans quelque carrière qu'on veuille entrer, monsieur, c'est toujours vous qu'on trouve au bout de cette carrière, et on ne peut que s'y traîner sur vos pas.
L'histoire ne vous doit pas moins que tous les autres genres. Votre pinceau divin l'a embellie, votre philosophie l'a éclairée; vous avez assuré l'immortalité à Louis XIV, à Charles XII, à Pierre 1. Dans de plus grands ouvrages encore vous avez jugé les rois, les peuples et les siècles. Vous con|naissez tous ces siècles, et vous avez formé le vôtre. Il tient de vous le goût et les lumières dont il s'enorgueillit; tous les talents qui brillent aujourd'hui ne font que reproduire plus ou moins vivement votre éclat réfléchi.

Vous avez peint à grands traits, monsieur, ce franc chevalier, ce franc étourdi de François 1. Moi je viens de le détailler; j'ai fait de son histoire quatre gros volumes à faire peur; je ne vous prierai pas de les lire, in publica commoda peccem. Tanti non est ingenium meum momentum ut horœ pereat officii tui. Si pourtant comme l'ouvrage, Re commendatur, non auctoris nomine, il pouvait attirer un instant vos regards, je prendrais la liberté de vous demander si le morceau de la concurrence à l'Empire (tome I, pages 360 et suiv.), si celui de la défection du connétable de Bourbon (tome II, pages 181 et suiv.), de la mort du dauphin (tome IV, pages 361 et suiv.), le chapitre de la mort de François (tome IV, pages 361 et suiv.), ont quelque droit à l'indulgence des lecteurs. Je vous demanderai grâce aussi pour mes quatre batailles de Marignan, de la Bicoque, de Pavie, et de Cérisoles; car vous avez beau dire et on a beau vous répéter, il faut quelquefois décrire des batailles, et heureux qui pourrait les décrire comme vous avez décrit la bataille de Pultava et le combat du faubourg Saint-Antoine.

Enfin, monsieur, je ne sais si je fais bien ou mal de publier cet ouvrage, mais j'ai un grand plaisir à vous en faire l'hommage, à saisir cette occasion de vous rappeler encore une fois mon souvenir, et peut-être de vous entendre dire que vous l'avez toujours conservé.

Pour être plus favorable à mon gros ouvrage, regardez le comme une suite de l'histoire de Ferdinand et d'Isabelle de m. l'abbé Mignot; regardez le au reste comme vous voudrez, comme vous pourrez; mais daignez aimer un peu l'auteur, qui vous respecte, vous admire et vous aime de tout son cœur.

J'ai l'honneur d'assurer madame Denis de mon respect et de mon tendre attachement.

Si mon heureux et aimable ami m. de Chabanon, qui est parti subitement sans me dire seulement qu'il dût partir, a le bonheur d'être avec vous, permettez que je l'en félicite, et que je l'assure du plaisir infini que j'aurai à le revoir. Il m'en sera plus cher, parce que vous l'aurez aimé et qu'il aura plus de choses à me dire de vous; mais il a beau s'enfuir à Lyon et à Genève, de peur de me lire, il ne m'échappera point, je lui garde malgré lui un exemplaire de mon gros livre.

Je vous garde, à vous, monsieur, malgré les pédants et les dévots, une admiration sans bornes, sans restriction, sans mais, sans si; une admiration franche et vraie, que je nourris tous les jours de la lecture de vos ouvrages, et qui me donne bonne opinion de mon goût.

Je suis avec le respect le plus sincère et le plus tendre attachement,

monsieur,

votre très humble et très obéissant serviteur,

G.

P. S. J'allais oublier, monsieur, de vous dire que je fais partir mes quatre volumes pour Lyon, à l'adresse de m. Camp, qui m'a été indiquée comme une voie sûre pour vous les faire parvenir.