24 juin [1765]

J'ay reçu monsieur votre lettre du 12 juin et je dois supposer par le dessus de la lettre que vous me l'avez adressée en droiture.
Je crois vous avoir déjà dit que certaines lettres de Paris à Geneve sont souvent ouvertes et que si vous n'adressez pas vos lettres au S^r Vagnieres chez m^r Souchai à Geneve sous le couvert de M^r Tabareau vous courez risque d'avoir plus d'un confident de vos secrets.

Ce que vous me dites du prélat harangueur m'a étonné et affligé car on m'avait flatté que dans une espèce de sermon à son assemblée il avait prêché la tolérance. Sa sortie contre les philosophes est plus dangereuse qu'on ne croit. On n'en veut déjà que trop aux partisans de la raison et vous avez dû vous en apercevoir au refus que M. Dalembert essuie jusqu'à présent d'une petite pension à la quelle il a un droit incontestable et que l'académie des sciences demandait pour luy. Il me semble qu'il n'est pas bien honorable pour la France qu'on prive de douze cent livres de rente un homme si supérieur qui a fait un sacrifice de cent mille livres d'apointements pour rester dans son pays qu'il honore. C'est une réflexion que sans doute tout le monde a faitte et qui vaut la pension.

J'avais raison comme vous voyez de ne point envoier ce brimborion de frère Oudin, qu'on ne peut avoir fait courir que très défiguré. On ne doit parler du porc de saint Antoine et du chien de s^t Roc pendant l'assemblée du clergé, qu'avec un profond respect. Vous avez beau me dire qu'on lévera l'excomunication si justement fulminée par ceux qui jouent des farces latines, contre ceux qui jouent des pièces françaises; je connais trop l'église. Elle ne peut pas plus se relâcher qu'elle ne peut errer, les comédiens trouveront plus d'indulgence au parlement dans quelque occasion favorable où ils plaideraient contre l'archevêque.

Monsieur de la Harpe est à Ferney mais il n'a pas encor beaucoup travaillé. J'espérais qu'il ferait à Ferney quelque petit Warvik. Il n'y a que madame Dupui qui se mette chez nous à faire des enfans. Pour moy je mène toujours la même vie. Je lis avec édification les pères de l'église. Je prie Hubert de dessiner s^t Paul, il en fera un portrait fort ressemblant d'après l'idée qu'en donnent de vieux autheurs qui ont été en tiers avec luy et sainte Tècle. Cela fera une bonne caricature.

Dieu soit loué que vous soyez toujours dans le dessein d'aller voir votre terre de Bourgogne et de visiter en passant des reclus qui vous sont bien tendrement attachez.

Voulez vous permettre que je glisse ce petit billet dans mon paquet? Il est pour un homme qui doit sentir tout ce que vous valez et par conséquent vous aimer autant que je vous aime.

V.