à la Chablieres de 6 octb: 1764
J'ai reçu, Monsieur, la lettre que Vous m'avés fait l'honneur de m'écrire et permettés moi dans celle-ci de Vous remercier à mon tour de l'accueil que Vous avés fait à m. le Cte de Zinzendorff, que Vous avés enchanté.
J'ai lu, il y a quelque temps, le Sermon des Cinquante; cette brochure m'a véritablement affligé. Je viens de lire présentement le Dictionaire philosophique et j'avouë que cette lecture m'a faite la même impression.
Il me semble, Monsieur, que ces sortes d'écrit ne sont propres qu'à irriter ou corrompre les Esprits, par conséquent ils sont dangereux, et par conséquent ils sont condamnables.
Il me semble aussi que, lorsque pour s'opposer au fanatisme, on s'élève contre la Religion, toutes les preuves qu'on employe contre celle-ci, servent de nourriture au monstre, qu'on voudrait terrasser, monstre nourri d'orgeuil, qu'il serait plus facile de faire mourir faute d'aliments, que de détruire par la force.
Enfin il me semble encore à moi, qui suis sincèrement persuadé de la sainteté de ma Religion, que cet acharnement à sapper les fondements sacrés de la foi, est à même temps une témérité et une méchanceté de la part de ceux, qui en ont formé le fatal Dessein.
C'est une témérité, parceque la main foible de l'homme ne saurait parvenir à renverser un Edifice élevé par l'Eternel Lui même; c'est une témérité parce, quelque soit l'opinion, qu'on puisse avoir de soi même, on n'osera cependant jamais se flater de substituer à la morale de l'Evangile une morale aussi pure et aussi sainte. C'est une méchanceté, en ce que c'est se déclarer le partisan de l'erreur contre la Vérité et en ce qu'on répand par là le doute dans les Esprits chancelants et le trouble dans les Consciences susceptibles et flotantes; enfin c'est le comble de la méchanceté, en ce que ces sortes d'Ecrits déchirent les liens les plus sacrés de la Société et que semblables aux Vents hommicides, qui apportent sur leurs ailes et la peste et la mort, ils soufflent au milieu de nous la Contagion plus funeste encore des vices et des crimes.
Combattés donc le fanatisme; mais respectés la Religion: d'autant plus, que c'est de la Religion même, qu'on peut emprunter les armes les plus sures pour triompher du fanatisme son plus cruel Ennemi.
Voilà ma façon de penser, Monsieur, sur les Ecrits, dont le Public est innondé depuis quelque temps et je n'hésite pas de la déclarer, parceque je suis convaincu, qu'il est du Devoir d'un honnête homme d'oser penser tout haut et que je me croirais dégradé à mes propres yeux, s'il se rencontrait un seul sentiment dans le fond de mon coeur, qui mériterait par sa nature d'être condamné au silence.
Vous sentés bien aprés cela, Monsieur, Vous, qui connoissés le vif intérêt que je prends à Votre gloire, à quel point je dois être bien aise que ces dernières productions qui Vous ont été attribuées, ne soient pas sorties de Votre plume, qui ne doit être destinée qu'à nous éclairer et à nous rendre meilleurs.
Que m. Desbuttes débute comme il lui plaira, peu m'importe, si tant est qu'on puisse être indifférent à ce qui nuit à ses semblables, pourvu que l'illustre M. de Voltaire n'oublie jamais de consacrer ses nobles travaux à l'immortalité et à la Vertu et par conséquent à l'utilité des hommes.
L'offre obligeante, Monsieur, que Vous Daignés me faire me touche infiniment et m'est chère sans doute, parcequ'elle est une marque de plus de Votre amitié pour moi. Le bonheur de me rapprocher de Vous me la ferait accepter si mes arrangements Domestiques m'en laissaient la liberté; mais les soins que je dois à ma petite famille; la confiance que j'ai en M. Tissot, qui veut bien m'aider à remplir des Devoirs si sacrés et si chers; enfin un concours de mille autres raisons, ne me permetront pas d'en profiter.