à Ferney 29 juillet [1763]
Monseigneur,
Je me suis imaginé qu'à la longue je pourais bien vous ennuier en vous parlant de la douceur de vivre à la campagne et de cultiver en paix la philosophie et son jardin.
J'ay voulu animer un peu le commerce littéraire dont notre Eminence veut bien m'honorer. Je ne me suis pas borné à faire mes foins: j'ay fait une tragédie. Celle cy n'a pas été faitte en six jours. Il faut avouer que j'y en ai mis douze. Je ne peux travailler que rapidement quand une fois je suis échauffé. Vous sentez bien qu'il vaut autant esquisser son sujet en vers qu'en prose. Cela est moins ennuieux pour les personnes qu'on prend la liberté de consulter et on corrige ensuitte les mauvais vers qu'on a faits, et les bons qu'on a faits mal à propos. Daignez donc agréer l'ouvrage que je soumets à vos lumières, et que je confie à vos très discrettes bontez, car la chose est un secret.
Je n'ay rien à vous dire sur le sujet. Vous connaissez les masques, vous savez que Fulvie avait eu du goust pour Octave du temps de son mariage avec Antoine, et que c'étoit une femme assez vindicative. Je sçais bien que peu de belles dames pleureront à cette tragédie. Elle est plus faitte pour ceux qui lisent l'histoire romaine que pour les lecteurs d'élégies. On ne peut pas toujours être tendre. Le genre dramatique a plus d'une ressource. J'étais apparemment dans mon humeur noire quand j'ay fait cette besogne.
Je ne vous demande point pardon d'avoir agrandi la petite ile du Reno où les triumvirs s'assemblèrent. Je crois qu'il n'y avait place que pour trois sièges, mais vous savez que nous autres poètes nous agrandissons et rappetissons tout selon le besoin. Enfin je souhoitte que cette débauche d'esprit vous amuse une heure. Si vous avez la bonté d'en consacrer une autre à me dire mes fautes je vous en serai plus obligé que d'ordinaire les auteurs ne le sont en pareil cas. J'aimerais bien mieux entendre vos sages réflexions que les lire. Je ne vous dis pas combien je regrette de ne pouvoir vous faire ma cour, et présenter mon respect à celuy que j'ay vu le plus aimable des hommes.
etc. etc. etc.
V.