1763-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

O mes anges,

Ce n'est pas ma faute si on m'a mandé que l'auteur d'Eponine aimait le bon vin.
Je luy fais réparation d'honneur, et je crois que vous l'avez mis à l'eau d'Hippocrène. Mais il faut qu'il mette du vin dans son eau.

Ce n'est pas non plus ma faute si nous avons cru madame Denis et moy, que vous vous intéréssiez au demi philosophe qui est arrivé sous vos auspices, qui nous a dit venir de votre part, et qu'il fallait conclure subito subito, allegro, presto, qu'il n'attendait qu'une lettre de son père et que cette lettre viendrait dans trois jours. Le père est l'homme du monde qui dépense le moins en papier et en encre. Il y a un an qu'il n'écrit à mr son fils. Il luy faisait une pension de mille livres avant d'avoir payé sa compagnie; et depuis ce temps il lui retranche sa pension. Ce fils n'a donc que sa compagnie qu'on va réformer, trois chevaux que nous nourissons, et des dettes. La philosophie est quelque chose, je l'avoue. Mais cette philosophie est celle de M. de Valbelle et de melle Clairon qui ont imaginé d'envoyer le capitaine faire main basse sur la recette des soucriptions, recette qui n'est pas prête, comme je l'ay mandé à mes anges. Je ne crois donc pas que je puisse lui dire mettez vous là mon gendre, et dînez avec moy. Tout cela ne laisse pas d'être triste par ce qu'on sait tout, et que cette avanture peut aisément être tournée en ridicule par les malins dont le nombre est grand.

Je vous ai répondu sur les souscriptions, et je vous ay exposé notre état.

Nous prendrons en attendant une petite somme pour envoyer au père et à la mère.

J'ay répondu sur tous les articles concernant mon tripot. J'ajoute que je crois avoir prié mr de Chauvelin de vous envoier le droit du seignr et que je crois encor qu'il y a des changements assez considérables.

Vous croyez donc que je vais aux Délices et que je suis assidu auprès de m. le duc de Villars! je suis assiégé par quatre pieds de neiges à perte de vue, et je la fais ranger pour transporter des pierres. Je me console d'ailleurs de mes quatre pieds autour de moy en considérant les délices de la Suisse qui consistent comme vous savez en quarante lieues de montagnes de glace qui forment mon orizon hiperboréen. Le duc de Villars a quitté les Délices. Tout auprès de son juge il s'est venu loger, dans une maison assez convenable à un valet de chambre retiré du monde. Il vient quelquefois dîner à Ferney, mais tant que j'aurai mes neiges, je n'irai point chez luy. Je suis d'ailleurs très malingre, et assurément plus que lui malgré ses convulsions de st Médard. Et observez qu'il n'a que soixante ans; et que j'en ay bientôt septante; quoy qu'on die.

O mes anges tant que mon vieux sang circulera dans mes vieilles veines, mon cœur sera à vous. Mais àprésent comment renvoyer notre jeune soudart au milieu des glaces et des neiges? savez vous bien que cela est embarassant? tout ce qui m'arrive est comique, dieu soit béni. Je remercie Mr des Parcieux, et je n'ay que faire de lui pour savoir que la vie est courte.

Pour ce nigaut de Laugeois, neveu de Laugeois vous pouvez avoir la bonté de m'envoier son rabâchage d'avidique en deux envois contresigné duc de Pralin. Je mettray sa prose à côté des chansons hébraiques de le Franc de Pompignan. Voulez vous bien présenter mes respects et souhaitter les bonnes fêtes à M. le duc de Pralin? Comment peut il travailler avec sa mauvaise santé? est elle meilleure? Pour dieu favorizes moy du mémoire incendié du président au mortier? Portez vous bien mes anges, c'est le grand point.

Respect et tendresse.

V.