à Aix le 26 Mai 1762
J'ai reçu, Monsieur, la dernière lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, dans l'instant même où j'allois vous témoigner la joie que j'ai de votre convalescence.
Voilà une raison de plus pour bien aimer mon Docteur. On dit qu'il étoit plus content de vous lorsque vous étiez malade et j'ai envie de vous gronder de ce que vous n'êtes plus aussi docile. Vous avez vu comme je l'étois, mais je vous ai donné bien inutilement un bel exemple à suivre. Vous me donnez à votre tour de belles espérances qui n'auront pas plus d'effet. Je serois trop content de vous voir ici avec Madame Denis, mais je n'ose m'en flatter et sûrement ce ne sera qu'à Geneve que je vous reverrai. Quand même mon Docteur n'y seroit pas, je n'y irois pas moins, conduit par ma reconnoissance. Je crains que les Anglois ne me permettent point d'y aller cet été; mais je compte avoir ce plaisir au mois de Septembre où il n'y aura rien à faire avec eux et passer environ un mois avec vous et mes bons amis de Geneve. Je vous remercie de l'offre que vous voulez bien me faire de votre château de Tournay, et je ne sais comment m'acquitter de toutes les obligations que je vous ai.
Puisque vous souhaitez, Monsieur, que je vous parle de la condamnation de Calas qui a fait tant de bruit je vous dirai ce que j'en sais de bonne part, en vous priant de ne point le répéter. Il n'est que trop vrai que cet homme qui avoit déjà beaucoup maltraité le plus jeune de ses enfans, parce qu'il s'étoit fait catholique a fait périr l'ainé par le même principe de fanatisme; les mémoires qui ont été faits pour lui et ses complices ont fait naitre dans les esprits des doutes là dessus, mais ils sont entièrement contraires à la procédure, et c'est sur elle seule que ce malheureux a été jugé; tout le monde le croit maintenant coupable, les Protestans même qui sont à Toulouse n'osent plus en douter et se contentent de dire qu'il peut y avoir des fanatiques dans leur Religion comme il y en a eu dans les autres, sans que cela prouve rien contr'elle; mais s'il étoit coupable, les autres l'étoient aussi? Oui sans doute, pourquoi donc n'ont-ils pas tous été condamnés à la mort? c'est que leurs juges trop indulgens, à ce qu'on dit, n'ont voulu punir que celui contre qui les preuves étoient directes et dans la crainte même qu'il ne parlât à la question plus qu'ils ne vouloient ils eurent la précaution de la lui faire donner le plus légèrement qu'il fut possible. Je puis vous assurer que parmi eux il n'y avoit point de fanatique, que le Rapporteur est très éclairé et très sage et que si les conclusions des gens du Roi avoient été suivies, les Autres prévenus seroient également morts dans les supplices; enfin justice et miséricorde, voilà les motifs de ces deux arrêts qui paroissent si contradictoires.
Je n'aurai point l'honneur d'écrire à Madame Denis pour la féliciter sur le retour de votre santé parceque je veux lui épargner la peine de me répondre; mais je vous prie de lui dire combien j'ai été sensible à son inquiétude et combien je le suis à sa joie. Je ne sais si vous lirez mieux ce griffonnage que le mien, mais je sais que si vous lisiez dans mon cœur vous seriez bien sûr du tendre et sincère attachement que j'ai pour vous, Monsieur, et qui ne finira qu'avec ma vie.
Le duc de Villars
Au reste comme mon projet de voiage à Geneve peut ne pas s'exécuter, je vous serai obligé de n'en point parler.