aux Délices 14 fév. [1762]
Il y a longtemps madame que le pédant commentateur de Pierre Corneille n'a eu l'honneur de vous écrire.
Il faut que je vous dise une chose très consolante pour les femmes. Il y a dans mon voisinage de Genève une petite femme qui a été toujours d'un tempérament faible. Elle a eu hier cent quatre ans. Ses règles luy sont revenues il y a deux ans très régulièrement; et vous jugez bien que les plaisants luy ont proposé de se remarier. Elle aime trop sa famille pour donner des frères à ses enfants. La partie par où l'on pense ne s'est point affaiblie en elle. Elle marche, elle digère, elle écrit, elle gouverne très bien les affaires de sa maison. Je vous propose cet exemple à suivre un jour.
Pour des hommes de ce caractère je n'en connais point. Bernard de Fontenelle n'était qu'un petit garçon auprès de ma génevoise. Je souhaitte à mr le président Henaut la centaine au moins de M. de Fontenelle, mais je crois que Montcriffe nous enterrera tous. On dit que sa perruque est mieux arrangée et mieux poudrée que jamais. Tout ce qui me fâche c'est qu'il ne fasse plus de petits vers, c'est grand dommage. Apropos de Montcriffe, j'ay fait une perte considérable dans l'impératrice russe, mais sur le champ j'ay pris l'impératrice Reine; et elle a souscrit pour melle Corneille tout comme le Roy de France. Il faut toujours avoir quelque tête couronnée dans sa manche. Melle Corneille d'ailleurs joue très joliment les soubrettes. Si je savais de plus grandes nouvelles madame je vous en dirais pour vous amuzer, mais vous avez la meilleure compagnie de Paris chez vous, et vous n'avez pas besoin de ce qui se passe au pied des alpes. Vivez madame, digérez, pensez, et même riez de touttes les sottises de ce monde, depuis l'inquisition de Lisbonne jusqu'aux pauvretez de Paris, et agréés mon tendre respect.
V.