le 29 9bre 1761
Il faut être vous Monsieur pour être exposé à recevoir une letre comme celle ci.
Je ne sçai point rougir de vous montrer ma situation qui n'est qu'une suitte de malheurs qui ont acablé ma famille. En perdant mon Père j'ai perdu tout ce qui me restoit. Il ne m'a laissé qu'un nom, faible et inuttille ressource quand on a pour le souttenir que des Parens éloignés à qui je suis inconnuë, et sans doutte indiférentte. Me pardonerés vous Monsieur si étant l'un et l'autre pour vous, j'ose vous ouvrir mon âme et vous montrer ce qui la déchire? L'afliction, le désespoir que me causèrent à la mort de mon père une situation pour laquelle je ne devoit pas être née me jettèrent dans un abattement qui m'ôtta pour longtems jusques à l'idée qu'il ne me restoit rien. Une femme qui m'avoit élevée, pauvre, chargée de famille, me donna son nécessaire. Ma dette ce montte à six Louïs. Je trouve ma nouritture dans mes doigts mais jamais le pouvoir de m'aquitter, c'est un poids continuels sur mon âme et qui me rend la vie à charge. Peut être ne sera t'elle pas longue mais mon dernier soupir sera terminé par le désespoir de mourir ingratte en mourant inssolvable.
Osai je trop présumer Monsieur en me flatant que Voltaire dont tous les écrits respirent la bienfaisance et l'humanité et qui a soulagé tant de Misérable aura pitié de moi et voudras sacrifier six Louïs pour finir mes Malheurs? Les gémissemens de ma douleur pouronts ils parvenir jusques à votre coeur et sa voix poura t'elle l'ouvrir en ma faveur? Pourai je dire et publier que Voltaire est plus grand encor s'il est possible par ses bienfaits que par l'admiration que son esprit a causé et exitte encore tous les jours? Soulager la misère est un devoir digne d'un grand homme. Peu de gens le pratique et connoissent les douceurs qui y sont attachée. Il vient cependant un moment où le bien qu'on a fait est le seul qui reste. L'ombre des Malheureux que vous aurés secouru enttoureronts votre Lit et demanderons pour vous au Ciel la récompense duë à cette grande âme. Puisse ce moment être bien éloigné. Je voudrois que ce pût être un sacrifice de donner une partie de ma Vie pour prolonger la vôtre, Mais tant que je vivrai je prierai pour votre bonheur. Si ma requette est écouttée et que vous veuillés faire quelques choses pour moi daignés faire remetre cette preuve de votre générosité chés Messieurs David de la Corbierre et fils, Marchand Drapier à Geneve. Ils ne me connoissent point mais j'ai quelqu'un qui me retirera cet argent. Pardon si je demeure inconnuë à quelqu'un à qui si il a pitié de moi je devrai plus que la vie. Mais je voudrois l'être à toutte la Terre et je ne sacriefirai ce sentiment qu'à la douceur de publier Ma reconnoissance, ce que j'ose vous demander Monsieur, ce que j'ose espérer, désirant vous exprimer tous les sentimens avec les quels j'ai l'honneur d'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissantte servantte
de Fargy de St Dies