1760-06-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Mon illustre et respectable confrère, vos Lettres peuvent contribuer à me rendre l'esprit prompt; mais malgré Tronchin la chair est infirme; je ne peux guères écrire.
Souffrez que je dicte; je dirai, je dicterai, j'imprimerai toujours, que vous êtes le plus aimable homme du siècle; mais il faudrait qu'il y eût bien des gens comme vous pour faire oublier toutes les sottises de nos jours; on a besoin d'un Homère qui chante les combats des rats et des grenouilles. Est-il possible qu'on soit parvenu à débiter des satires contre des gens de Lettres, dans le sanctuaire des Lettres! à faire joüer des Comédies où l'on représente les plus honnêtes gens du monde, enseignans à voler dans la poche! Il faut lever les mains au ciel pour qu'il lui plaise nous rendre nôtre argent, nos vaisseaux et nôtre vaisselle, mais il faut lever les épaules sur tout le reste; je prends le parti de me mocquer de tout, de rire de tout; ce régime est très bon pour la santé, et j'espère qu'il me guérira. Je m'imagine que Made du Déffant use de ma recette. Vous ne me parlez point d'elle dans la Lettre dont vous m'avez honoré; je vois bien que malgré toute sa raison elle est encore femme; elle m'a fait des Coquetteries, m'a agacé, m'a tourné la tête, et quand elle a été bien sûre de m'avoir inspiré une passion sérieuse, elle m'a laissé là; vous êtes plus honnête qu'elle, Monsieur, vous faittes du moins quelques caresses à vos adorateurs; je vous assure que j'en sens bien le prix. Nous autres philosophes retirés nous sommes bien plus sensibles que les gens du monde, nôtre Coeur n'a point de distraction; il est vrai que je me suis fait un destin bien agréable, et que j'aime mes Chaumières de plus en plus; si la Reine sçavait que je suis très bien avec mes Curés, que je marie des filles, que je batize des Enfans, et que je me garde bien d'en faire, elle serait vraiment bien édifiée. Je suis tout juste le contraire de Mr de Cobinzel qui disait à l'Impératrice, Je vous ai fait serment d'obeïssance, mais non pas de chasteté.

Enfin, Monsieur, je maintiens qu'il n'y a point de seigneur de paroisse, lequel remplisse mieux ses devoirs que moi; le tout sans préjudice pour les belles Lettres, qui feront jusqu'au dernier moment le Charme de ma vie, c'est à dire, le même effet que font sur moi vos bontés et vôtre souvenir; Made Denis unit ses sentiments aux miens; je tiens qu'elle joüe beaucoup mieux que la Champmèlé qui chantait, mais il faut avoüer que la Champmèlé était plus belle.

Mille tendres respects et portez vous bien.

V.