1759-12-07, de Charles de Brosses, baron de Montfalcon à Voltaire [François Marie Arouet].

Sans vouloir nier, monsieur, que le Baage de Gex ne puisse avoir un strident apétit pour l'émolument, je vous dirai que je connois il y a longtemps le suisse de la Perriere pour un fieffé garnement.
Il y a plusieurs années que j'ay recommandé qu'on le chassât et je croyois même que cela étoit fait. De telles gens sont capables d'attirer de sottes affaires à un seigneur, car on a beau dire que c'est un beau droit dans une terre que le merum imperium par lequel on peut ôter la vie, je trouve qu'il y a encore plus de plaisir à la donner. Le meilleur de vos huit argumens est que le lieu où s'est commis le délit est hérétique, et par conséquent hors de la Justice de Tournay qui est la plus papiste du monde. Observez qu'il n'y a point de loi, même dans le code Helvétique, qui dise qu'un Suisse peut couper la main des passans, et se cacher dans les marais de Minturne. Au reste dez que je serai de retour à Dijon je verrai de quoi il tourne sur cette affaire; et si par hazard ces frais vous regardoient (j'espère que non) je puis vous répondre d'avance de faire en sorte que par la discrétion du Préteur ils seront réduits à beaucoup moins que les mille écus dont on vous menace.

Vous continués donc d'être à mon égard un satan tentateur. Vous me dites d'abord que j'ay déjà reçu à compte 47 m.lt. Là dessus j'ai secoué votre lettre, et n'en voyant point tomber de Lettre de change de 12 m.lt j'ay pris mon Bareme qui m'a toujours dit 35 et à la fin de ce livre édifiant, il y a, donner et retenir ne vaut: par où il vouloit finement me faire entendre que les 12 que vous y devez mettre ne me reviennent pas si vous gardés la terre. Or, ça, parlons raison. Vous avés entendu àpeuprez mon mot, mais puisque vous voulés que ce soit en argent de France, puisque vous voulés que j'en rabatte, puisque vous avés un empire acquis sur mes volontés, vous donnerés de surplus 120 m.lt, la moitié ou le tier comptant, le reste aux termes qui vous conviendront. Si cela ne vous agrée pas, tout est dit, nous n'en parlerons plus: si cela vous convient, j'enverrai ma procuration; giacche sarrebe troppo cordoglio de dire moi même un éternel adieu à ces lieux chéris. Encore un coup, que ferai-je de ce que vous me donnerés? Vous voyés que l'argent comptant monnoyé, fabriqué, ne vaut pas mieux l'un que l'autre en France d'aujourd'hui. Nullus argento color est; au lieu que ma terre est du plus beau verd d'amende. Elle restera toujours où elle est. Votre sultanique gouvernement n'a pas encore touché au fond de cette espèce de propriété. Mais nous sommes cloués dans ce gouvernement; il faut bien y vivre, et à sa mode encore. Ce qui est le pis du pis. Il vous est bien aisé à dire à vous qui jouissez de votre franc arbitre.

Fama, valetudo cui contingit abunde;
et mundus victus, non deficiente crumenâ;
et tacite silvas inter reptare salubres.

Quant aux lods et ventes, je ferai mon possible auprez de mr le Comte de la Marche. Il a beaucoup de bonté pour moi. Je connois fort aussi mrs de St Simon et d'Espagnac qui sont les principaux de sa maison.

Votre traducteur de Pope n'a pas eu besoin de rester là plus longtemps pour nous achever: cela est fini. Il a ma foi fait là un bel essai sur l'homme. Quant à la comédie consulaire de Montmartel je crois en effet qu'elle sera aussi bien sifflée que si elle étoit de Marmontel; mais cela n'empêche pas qu'on ne la joue; et ce n'est rien en comparaison de la maudite tragédie dont le ministère nous régale et quoique les acteurs et la pièce soient également mal reçus du public, on ne laisse pas que de la rejouer tous les jours, et, qui pis est, de prendre triple. Il n'en est pas de ceci comme de la première représentation d'Alzire, où j'entendis le parterre crier à l'annonce, rejoués la tout à l'heure, et prenés double. Mr de Conflans étoit notre dernière nouvelle. Grâces à la persévérance des cieux, tout est dit, et nous n'avons plus rien à perdre. Depuis le siècle de la pucelle il n'y a pas eu même dans les derniers temps malheureux de Louis XIV année comme 1759.

Au milieu de tant de désastres je ne laisse pas que de faire des efforts pour tâcher de faire mettre en liberté notre pauvre petit pays de Gex. Si le projet qui prend assés bien peut réussir, le pays en moins de rien doublera de valeur, et redeviendra florissant comme on l'a vu du temps de mon bizayeul. Vous devriés bien joindre ici votre crédit et vos amis qui sont en grand nombre. Ce seroit un grand service que vous rendriés à la petite nation Gexéenne chés qui vous avés choisi votre retraite.

Dites à mr Crammer qu'il m'envoye cette feuille imprimée de mon Salluste qu'il doit m'envoyer pour essais, afin que je puisse juger du format et voir combien l'ouvrage fera de volumes. Il y a un siècle que j'e lattends. Mille assurances du plus parfait attachement &a.