au château de Tournay par Genève, le 3 mars 1759
J'ai reçu votre lettre avec un très grand plaisir, monsieur; je me sers, pour vous répondre sans qu'il vous en coûte de frais, de la voie des mêmes négociants qui envoient mes paquets au Salomon & à l'Alexandre du nord: il se pourrait bien faire que ce paquet-ci tombât entre les mains de quelques housards; car le champ des horreurs est déjà ensanglanté dans le meilleur des mondes possibles; mais on ne verra dans mes paquets que de quoi rire; je ne me mêle point, dieu merci, des affaires des rois, & je me contente de plaindre les peuples.
J'ai fort connu le meurtrier Manstein dont vous me parlez; dieu veuille avoir son âme; c'était un vigoureux alguazil: il avait arrêté le général Munich, & s'était battu avec lui à coups de poing pour le service de sa gracieuse impératrice; il s'enfuit quelque temps après du beau pays de la Russie, pour venir dans votre sablonnière. Il me montra ses mémoires de Russie, que je corrigeai à Potsdam. Pendant que nous étions occupés à cette besogne, le roi m'envoya des vers par un coureur. Manstein, impatient de voir que je préférais les vers de Frédéric à la prose de Manstein, s'en plaignit au modeste Maupertuis, lequel encore plus fâché de ce que le roi ne le consultait pas sur la manière d'exalter son âme & d'enduire le corps de poix résine, s'avisa de dire que le roi n'envoyait qu'à moi son linge sale à blanchir.
Après avoir dit ce prétendu bon mot, il s'avisa de m'en faire honneur, & de là vinrent toutes les belles tracasseries qui n'ont fait aucun profit, ni à Frédéric le grand, ni à Maupertuis, ni à moi.
Depuis ce temps là mylord Maréchal m'a parlé à ma campagne de ce manuscrit que je connaissais mieux que lui. On a proposé aux Cramer, libraires de Genève, de l'imprimer. Mais qui diable a pu vous dire que je l'avais voulu acheter mille ducats! Pourquoi l'achèterais je? Vous me croyez donc bien riche & bien curieux! Il est vrai que je suis bien riche, mais je ne donnerais pas mille ducats de l'ancien testament; à plus forte raison d'un manuscrit moderne.
Je vous assure que je suis très sensible à la perte que vous avez faite; mais, s'il vous reste autant d'enfants que vous avez fait de livres, vous devez avoir une famille de patriarche. Je serais fort aise de voir votre Philosophe payen, attendu que je suis assez payen & assez philosophe. A l'égard de vos Consolations pour les valétudinaires, je n'en ai pas besoin depuis que j'ai recouvré la santé avec la liberté dans un séjour charmant. Envoyez moi plutôt des conseils pour gouverner mes paysans & mes curés. J'ai acheté deux belles terres à une lieue des Délices, je suis devenu laboureur, & je vais semer cette année avec la nouvelle charrue: cela me donne de la santé. Je croyais n'avoir pas deux mois à vivre quand je vins aux Délices. Votre roi se serait amusé à faire de moi une plaisante oraison funèbre; il me mandait l'autre jour que Maupertuis se mourait; si cela est, il mourra au lit d'honneur; car il vient d'avoir un petit procès à Basle pour avoir fait un enfant à une fille, & il s'en est tiré très glorieusement.
Vous avez donc travaillé aussi à l'encyclopédie. Eh bien! vous n'y travaillerez plus: la cabale des dévots l'a fait supprimer, & peu s'en est fallu qu'elle n'ait été brûlée comme les œuvres de Calvin. Laissons aller le monde comme il va. Puisse la guerre finir bientôt, & que votre chancelier en signe les articles! Faites lui bien des compliments.
Si ce n'était pas une indiscrétion, vous me feriez un plaisir extrême de me mander ce qu'est devenu l'abbé de Prades.
Adieu, monsieur, je suis de tout mon cœur,
monsieur,
votre très humble & très obéissant serviteur,
Voltaire comte de Tournay, gentilhomme ordinaire du roi &c.