23 février [1759], à Paris
O carissime Candide, jocorum et facetiarum conditor et artifex optime! On s'arrache votre ouvrage des mains.
Il tient le coeur guai au point de faire rire à bouche ouverte ceux qui ne rient que du bout des dents. J'en aurois retranché la mention de l'assassinat des rois dont on ne veut point du tout que l'on rapelle la mémoire. A l'égard du Carnaval de Venise où ils se rencontrent si naturellemt cette peinture est si singulière et si bien rendue qu'il n'est pas possible que l'on s'en fâche. Allés, vous avés raison de vous dire le meilleur vieux fol comique qu'il y ait jamais eu sur la terre où vous vivrés cent ans plus Lucien, Rabelais et Swift que tous les trois ensemble.
Un Laquais de Madame la Comtesse de Montmorency s'en retourne chés lui et passe par tous vos territoires qu'il connoit et qu'il a habité. Il a voulu se charger d'un paquet qui m'a été remis avec une lettre par Made Bellot dont les ouvrages me semblent dignes de votre aprobation et que vous jugerés femme de beaucoup d'esprit par les réflexions d'une provinciale sur l'égalité des conditions par Jean Jaques le Genevois.
Je ne connois pas les deux vol. de traductions de différents auteurs anglois qu'elle ne fait que publier dans le moment; elle m'a donné des preuves qu'elle sait la langue angloise si bien que je ne doute pas qu'elle ne s'en soit tirée à son honeur.
Elle est restée veuve d'un avocat au conseil avec ses talents et de l'esprit pour toute ressource. M. de la Popelinière est venu à son secours, et lui fait mil francs de pension. Il y a plusieurs années qu'elle vit avec M. le Chevalier d'Arcques qui l'a mis dans le goût d'étudier et d'écrire, et il me paroit que l'écolière a surpassé son maitre.
Votre Critique du Livre intitulé de l'Esprit est vraye à tous les égards, et il n'auroit pas été si recherché sans l'arrêt du Parlement, qui a été suivi des décisions de la Sorbone qui est après l'examen. Ce n'est point un Président, mais trois Théologiens, trois Jurisconsultes et trois Philosophes qui sont chargés d'examiner et de remettre au parlement leur travail sur les sept Vol. déjà publiés. On n'en permettra sans doute le débit qui est suspendu qu'avec des cartons, et les neuf censeurs seront les examinateurs des autres vol. qui restent à publier.
M. Dargental a deu vous écrire qu'on avoit réclamé en faveur du Poème de la loi naturelle, et je puis vous certifier qu'un ancien chambrier de plus de quatre vingt ans raportant à deux Evèques dans un diner de quinze persones dont j'étois combien il étoit ridicule d'avoir proscript cet ouvrage dit qu'il l'avoit toujours sur sa table et qu'il ne passoit pas une semaine sans le lire avec transport et édification.
Vous êtes fort bien instruit. Les Jésuites en veulent à Diderot, et les honnêtes gens tremblent pour lui. M. Helvetius a eu beaucoup de voix pour le bannissemt. Il en est quitte par un arrêt fort désagréable pour lui et pour M. Tersier; car la Sorbone n'exerce aucune personalité. C'est son célèbre M. Duclos qui lui a fait mettre après le sien les Eloges révoltants des plus médiocres auteurs et qui lui a fait restreindre et retrancher tour à tour les seuls qui devoient paraitre. C'est lui enfin qui l'a déterminé à faire imprimer à Paris, ce qui a entrainé la Condamnation personelle.
Je ne vous envoye pas les déboursés de vos cartes. L'état n'en est pas sous ma main, et je ne vous le porte pas après la St Jean ce sera pour l'année prochaine au mois de Mai. Je cherche un gite où je puisse vivre un peu plus pour moi que je n'ai fait. Je jette mes veües sur les boulevards, ou l'arsenal, car il me fault des promenades et de l'air. Je ne vous souhaite que de la santé et je vous embrasse de tout mon coeur.
Votre dernière lettre m'est venüe de Versailles et sous le cachet de M. le Maréchal de Belleisle contresignée.
Tht