1758-12-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Je suis bien plus coupable encor que vous ne dites mon cher correspondant et je crois vous avoir fait ma confession par ma dernière lettre, car outre la terre de Ferney que j'ay achetée pour les miens, et où je bâtis, j'ay encor acheté à vie la comté de Tournay du président de Brosse et je luy ay donné une lettre de change sur vous payable aux saints, de 16 mille L., et une pr les rois, de 19mH qui seront payées à moins qu'il ne survienne quelque accident qui rompe cette affaire, et en ce cas je vous en donnerais avis.

Après avoir fait ma confession, voicy comme je prétends à l'absolution. 1. les 130000lt données à l'Electeur palatin assurent une rente considérable à made Denis, et je regardais comme un devoir de prendre soin de sa fortune. 2. les 90000lt entre les mains de notre ami Labat sont une très bonne affaire, et le capital rentre dans 3 ans 1/2.

Je vais actuellement vous ouvrir mon cœur sur le reste. Ce cœur est trop à vous pour vous être caché. Après avoir pris le party de rester auprès de votre lac, il fallait soutenir ce parti. Mais vous savez qu'à Geneve il y a des prêtres comme ailleurs. Vous n'ignorez pas qu'ils ont voulu me jouer quelques tours de leur métier. Ils ont continuellement répandu dans le peuple que j'étais venu chercher un azile dans le territoire de Geneve et ils ont feint d'ignorer que j'avais fait à Geneve l'honneur de la croire libre et digne d'être habitée par des philosophes. J'ay opposé la patience et le silence à touttes leurs manœuvres. J'ay pris une belle maison à Lausanne pour y passer les hivers, et enfin je me vois forcé d'être le seigneur de deux ou trois prédicants, et d'avoir pour mes vassaux ceux qui osaient essaier de m'inquiéter. J'ay tellement arrangé l'achat de Tournay, que je jouis pleinement et sans partage de tous les droits seigneuriaux, et de tous les privilèges de l'ancien dénombrement.

La terre de Ferney est moins titrée, mais non moins seigneuriale. Je n'y jouis des droits de l'ancien dénombrement que par grâce du ministère, mais cette grâce m'est assurée. J'aime à planter, j'aime à bâtir et je satisfaits les seuls gousts qui consolent la vieillesse. J'étais las d'acheter pour 3000lt de bois de chauffage par an, et de n'avoir pas chez moy assez de fourages pour mes chevaux. J'avais parmy mes domestiques un vigneron en titre d'office, pour cultiver deux arpens de vigne. J'avais deux jardiniers pour un petit potager, et un équipage de charue au semoir pour semer deux coupes de bled. Ces domestiques seront mieux employez dans de plus grands domaines, et ne me coûteront pas davantage. Les deux terres l'une compensant l'autre me produisent le denier vingt, et le plaisir qu'elles me donnent est le plus beau de tous les deniers.

Je réduirai à la modestic le châtau que je bâtis à Ferney. J'ay eu d'ailleurs d'entrée de jeu les pierres, la chaux et presque tous les bois. Vous voyez dans quels détails j'entre avec vous. J'y suis autorizé par votre amitié. Enfin je me suis rendu plus libre en achetant des terres en France que je ne l'étais n'ayant que ma guinguette de Geneve et ma maison de Lausane. Vos magistrats sont respectables, ils sont sages, la bonne compagnie de Geneve vaut celle de Paris, mais votre peuple est un peu arrogant, et vos prêtres un peu dangereux. Vos parents et vos amis me dirent il y a plusieurs mois, qu'ils croyaient nécessaire de me faire recommander à Geneve par le ministère de France. J'ay pris le parti de me recommander moy même, et d'être chez moy maître absolu. J'en serai baucoup plus maitre dans l'hermitage des Délices.

Somme totale j'ay ajouté deux grands degrez à ma félicité et je l'ay affermie, et somme totale par raport aux finances, soyez sûr que si je vis encor quatre ans vous m'enverrez un compte pareil à celuy de 1757. Pardonez moy donc mon cher confesseur. J'ay reçu le grouppe jaune et blanc. Je vous remercie tendrement de tous vos soins et je suis encor plus sensible à l'amitié avec la quelle vous me parlez de mes intérêts.

V.