1758-01-11, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je reçois presque en même tems vos deux dernières lettres, mon très cher et très illustre philosophe, et je me hâte d'y répondre.
J'ai reçu il y a quelques jours une lettre du docteur Tronchin, qui m'écrit au nom de vos ministres, pour me porter leurs plaintes. Mais la manière dont ils se plaignent suffiroit pour faire connoitre la vérité de ce que j'ai dit, & l'embarras où ils sont. Ils prétendent que je les ai accusés de n'être pas chrétiens, et se taisent sur le reste. Ma réponse a été bien simple. Si mr Tronchin veut vous la communiquer, je me flatte que vous la trouverez raisonnable et mesurée; je réponds donc à l'ambassadeur que je n'ai pas dit un mot dans l'article Geneve qui puisse faire croire que les ministres de Geneve ne sont pas chrétiens, que j'ai dit au contraire qu'ils respectoient J. C. & les Ecritures, ce qui suffit, selon leurs propres principes, pour être réputé chrétien; du reste comme mr Tronchin ne m'a dit mot ni sur le socinianisme, ni sur l'enfer, ni sur la divinité du verbe, je ne lui réponds rien non plus sur tous ces objets, & je feins d'ignorer leurs cris. Comme je ne doute pas que ma réponse à mr Tronchin ne m'attire une seconde lettre, je ferai ce que vous me conseillez, & je leur répondrai que vous voulez bien vous charger de finir cette affaire. Je vous prie donc, en cas de nouvelles plaintes de leur part, de leur signifier 1. que je n'ai rien avancé dans l'article Geneve que je n'aye recueilli de leurs conversations, et de l'opinion, qui m'a paru générale à Geneve, sur la manière actuelle de penser du clergé. 2. que ce n'est point par conséquent un secret que j'ai violé, puisque c'est une chose avouée de tout le monde, et que d'ailleurs ce n'est point tête à tête, mais en présence de témoins que j'ai eu des conversations avec eux. 3. que bien loin d'avoir eu dessein de les offenser par ce que j'ai dit, j'ai cru au contraire leur faire honneur, persuadé, comme je suis, que de toutes les sociétés séparées de l'Eglise Romaine, les sociniens sont les plus conséquents, et que quand on ne reconnoitra, comme font les Protestans, ni tradition, ni autorité de l'Eglise, la religion chrétienne doit se réduire à l'adoration d'un seul dieu par la médiation de J. C.

On m'assure que ces Mrs vont envoyer une députation à la cour de France pour m'obliger de me rétracter. Je ne sçai si la cour leur fera l'honneur de les écouter, ni ce qu'elle éxigera de moi, mais je sçai bien que je ne répondrai jamais autre chose que ce que vous venez de lire. Savez vous, pour comble de sottise, que cet article Geneve a pensé être dénoncé au parlement, à ce parlement plus intolérant et plus ridicule encore que le elergé qu'il persécute? On prétend que je loüe les ministres de Geneve d'une manière injurieuse à l'Eglise catholique. Ce qui doit pourtant me rassurer, c'est que j'ai trouvé d'honnêtes prêtres de paroisse qui regardent ce même article comme fort avantageux à l'Eglise Romaine, parce que j'y prouve, disent-ils, par les faits, ce que Bossuet a démontré par le raisonnement, que le Protestantisme mène au socinianisme. Tout cela n'est il pas bien plaisant?

On ne peut s'empêcher d'en pleurer et d'en rire.

J'ai reçu vos deux articles habile, et hauteur avec leurs dérivés. Je vous en remercie de tout mon cœur; et je vous envoyerai au premier jour sous enveloppe l'article Histoire. Mais vous pouvez ne vous pas presser sur le reste. J'ignore si l'Encyclopédie sera continuée. Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle ne le sera pas par moi. Je viens de signifier à m. de Malesherbes & aux libraires, qu'ils pouvoient me chercher un successeur. Je suis excédé des avanies & des vexations de toute espèce que cet ouvrage nous attire. Les satyres odieuses et même infâmes qu'on publie contre nous, & qui sont non seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées, même par ceux qui ont l'autorité en main, les sermons ou plutôt les tocsins qu'on sonne à Versailles contre nous en présence du Roi, nemine reclamante, l'inquisition nouvelle & intolérable qu'on veut exercer contre l'Encyclopédie en nous donnant de nouveaux Censeurs, plus absurdes et plus intraitables qu'on n'en pourroit trouver à Goa; toutes ces raisons (jointes à plusieurs autres) m'obligent de renoncer pour jamais à ce maudit travail.

Rien n'est plus vrai ni plus juste que ce que vous me mandez sur l'Encyclopédie. Il est certain que plusieurs de nos travailleurs y ont mis bien des choses inutiles, & quelquefois de la déclamation; mais il est encore plus certain que je n'ai pas été le maitre que cela fût autrement. Je me flatte qu'on ne jugera pas de même de ce que plusieurs de nos auteurs & moi, avons fourni pour cet ouvrage, qui vraisemblablement demeurera à la postérité comme un monument de ce que nous avons voulu et de ce que nous n'avons pu faire.

Oui, vraiment, votre disciple a repris Breslau, avec une armée toute entière qui étoit dedans, & des magasins de toute espèce. On dit même aujourd'hui que Schweidnitz s'est rendue le 30. Ainsi voilà les autrichiens hors de Silesie, et sans armée. J'ai bien peur que nous autres françois nous ne soyons aussi bientôt sans armée, et sur le Rhin. Que je suis fâché que le plus grand prince de notre siècle ait contristé celui qui étoit si digne d'écrire son histoire! Pour moi, comme françois & comme philosophe, je ne puis m'affliger de ses succès. Nos Parisiens ont aujourd'hui la tête tournée du R. de Prusse. Il y a cinq mois qu'ils le trainoient dans la boüe; et voilà les gens dont on ambitionne le suffrage.

Je n'ai point de nouvelles de notre hérétique de Prades. Mais j'ai peine à croire, comme vous, qu'il ait trahi son bienfaiteur. Voilà un long bavardage, mon cher philosophe, mais je cesse de vous ennuyer en vous embrassant de tout mon cœur. Mes très humbles respects à made Denis.