Aux Délices, 20 mai [1757]
On gâte ses yeux, mon cher et ancien ami, en lisant, en buvant, et en faisant mieux: voyez si vous n'êtes pas coupable de quelque excès dans ces trois belles opérations.
Se frotter les yeux d'eau tiède en hiver, et d'eau fraîche en été est tout ce qu'il y a de mieux: frotter n'est pas le mot, c'est bassiner que je voulais dire; les remèdes les plus simples sont les meilleurs en tout genre.
Je vous assure que je suis bien fâché que ce ne soit pas vous qui achetiez la terre de m. de Boisi. Elle n'est qu'à une lieue de chez moi. Le château n'est pas si agréable que ma maison, il s'en faut beaucoup; mais c'est une terre très vivante, et mon petit domaine est très ruinant; j'ai préféré dulce utili.
Eh bien, voilà donc comme on traite ce cher frère à qui on dit des choses si tendres dans l'épître dédicatoire. Je ne sais plus où j'en suis sur tout cela. Il peut encore arriver malheur: on peut avancer trop loin: des Cyrus peuvent trouver des Tomiris; il ne faut qu'un coupe gorge pour ruiner un grand joueur. J'enfile des proverbes comme Sancho Pansa, mais c'est que je suis accoutumé aux don Quichottes: voyez comme a fini Charles XII. Bienheureux qui vit fort loin de tous ces illustres et dangereux mortels. Figurez vous que Patkull a demeuré deux ans à quatre pas de chez moi: donc il ne faut pas en sortir. Ce monde est un grand naufrage; sauve qui peut, est ce que je dis souvent. Faites souvenir de moi madame Dupin. Adieu mon cher et ancien ami.
Le Suisse Voltaire