1756-09-01, de Théodore Tronchin à Jean Jacques Rousseau.

J'ai reçû, mon respectable ami, vos lettres avec l'empressement qui précède & qui suit tout ce qui vient de vous & avec le plaisir qui acompagne tout ce qui est bien.
Je voudrois pouvoir vous répondre du même effet sur notre ami, mais que peut-on atendre d'un homme qui est presque toujours en contradiction avec lui même, & dont le coeur a toujours été la dupe de l'esprit. Son état moral a été dès sa plus tendre enfance si peu naturel & si altéré, que son être actuel fait un tout artificiel qui ne ressemble à rien. De tous les hommes qui co-existent celui qu'il connoit le moins c'est lui même, tous les raports de lui aux autres hommes & des autres hommes à lui sont dérangez, il a voulu plus de bonheur qu'il n'en pouvoit prétendre, l'excès de ses prétensions l'a conduit insensiblement à cette espèce d'injustice que les loix ne condamnent pas, mais que la raison désaprouve. Il n'a pas enlevé le bled de son voisin, il n'a pas pris son boeuf ou sa vache, mais il a fait d'autres rapines, pour se donner une réputation & une supériorité que l'homme sage méprise, parce qu'elle est toujours trop chêre. Peut être n'a t-il pas été assez délicat sur le choix des moyens. Les louanges & les cajoleries de ses admirateurs ont achevé ce que ses prétensions immodérées avoient commencé, & croyant en être le maitre, il est devenu l'esclave de ses admirateurs, son bonheur a dépendu d'eux. Ce fondement trompeur y a laissé des vuides immenses, il s'est acoutumé aux louanges, & à quoi ne s'acoutume t-on pas? L'habitude leur a fait perdre un prix imaginaire, c'est que la vanité en fait l'estimation, et qu'elle même compte ensuite pour rien ce qu'elle s'aproprie, & pour trop ce qu'on lui refuse, d'où il arive enfin que les injures de la Baumelle font plus de peine, que les aclamations du parterre n'ont jamais fait de plaisir, & qu'en résulte t-il? la crainte de la mort, car on en tremble, n'empêche pas qu'on ne se plaigne de la vie, & ne sachant à qui s'en prendre, on se plaint de la providence, quand on devroit n'être mécontent que de soi même.

Que les hommes sont injustes, mon cher Rousseau, & qu'ils sont à plaindre! Après tous les changements arivez à leur état naturel, le bonheur n'est plus fait pour eux. Je lève mes épaules en les plaignant de les voir courir à perdre haleine, après une ombre qui les fuit, & c'est le Dieu qui les a fait qui a tort. Non, il n'a pas tort, car je suis content, & si je le suis d'autres peuvent l'être. J'ai des enfants qui le seront, si je puis faire encore quelques pas avec eux. Ils n'auront point besoin des Arts qui endorment le coeur malade, mais qui ne le guérissent pas. Leur perfection prouve l'excès de la maladie, il n'auroit point falu de Luth à Saul s'il se fût bien porté. A juger du futur par le passé, notre ami se roidira contre vos raisons. Lorsqu'il eût fait son poëme je le conjurai de le brûler. Je partis pour Paris, nos amis communs se réunirent pour obtenir la même grâce, tout ce qu'on put gagner sur lui fut de l'adoucir, vous verrez la diférence en comparant le second poëme au premier. Notre ami de Gauffecour a été témoin de la scène, à ce qu'on m'a dit depuis. J'espère pourtant qu'il lira votre belle lettre avec attention, si elle ne produit aucun effet, c'est qu'à soixante ans on ne guérit guères des maux qui commencent à dix huit. On l'a gâté, on en gâtera bien d'autres. Plaignons le, & conservons nous.

Je n'ai pas perdu un instant de vûe notre dernière conversation. Pensez vous toujours de même? Je me flate que le Cardinal de la Rochefoucault m'acordera ce que son prédécesseur m'avoit promis. Je vous embrasse tendrement, mon respectable ami, votre amitié fait une des grandes douceurs de ma vie.

T. Tronchin