1752-06-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros, vos bontez m'ont fait éprouver une espèce de plaisir que je n'avais pas éprouvé depuis longtemps.
En lisant votre belle lettre de trente deux pages j'ay cru vous entendre, j'ay cru vous voir; je me suis imaginé être à votre chocolat au milieu de vos pagodes, et goûter le plaisir délicieux de votre entretien. Je vous remercie tendrement de tous les éclaircissements que vous voulez bien me donner, ce sont presque les seuls qui me manquaient. Vous savez que j'avais passé près d'un an à faire des extraits des lettres de tous les généraux et de baucoup de ministres. Je doute qu'il y ait àprésent un homme dans l'Europe aussi bien au fait que moy de l'histoire de la dernière guerre. C'est là qu'il est permis d'entrer dans les détails parce qu'il s'agit d'une histoire particulière, mais ces détails demandent un très grand art, et il est difficile de conserver un événement particulier dans la foule de touttes ces révolutions qui bouleversent la terre. Tant de projets, tant de ligues, tant de guerres, tant de batailles se succèdent les unes aux autres, qu'au bout d'un siècle ce qui paraissait dans son temps si grand, si importnat, si unique, fait place à des événements nouvaux qui occupent les hommes, et qui laissent les précédents dans l'oubli. Tout s'engloutit dans cette immensité, tout devient enfin un point sur la carte, et les opérations de la guerre causent à la longue autant d'ennuy, qu'elles ont donné d'inquiétude quand la destinée d'un état dépendait d'elle. Si je croyais pouvoir jetter quelque intérest sur cet amas et sur cette complication de faits, je me vanterais d'être venu àbout du plus difficile de mes ouvrages, mais ce qui me rend cette tâche plus agréable et plus aisée, c'est le plaisir de parler souvent de vous. Mon monument de papier ne voudra pas le monument de marbre que vous savez. Nous verrons cependant qui vous aura fait plus ressemblant du sculpteur ou de moy.

Si monsieur le maréchal de Noailles était aussi complaisant et aussi laborieux que vous, s'il daignait achever ce qu'il entreprend d'abord avec vivacité, le siècle de Louis 14 en vaudrait mieux. Je ne sçai si vous savez que ce siècle était une suitte d'une histoire universelle que j'ay composée depuis Charles magne jusqu'à nos jours. On m'a volé une partie de cet ouvrage, et tout ce qui regardait les arts. Louis 14 m'est resté, mais une première édition n'est qu'un essay. Quoyqu'il y ait dix fois plus de choses utiles et intéressantes dans ces deux petits volumes que dans touttes les histoires immenses et ennuyeuses de Louis 14, cependant je sçai bien qu'il manque baucoup de traits à ce tableau. J'ay fait des péchez d'omission et de commission. Plusieurs personnes instruittes ont bien voulu me communiquer des lumières. J'en profite tous les jours. Voylà pourquoy je n'ay point voulu que L'édition faitte à Berlin, ny celles qu'on a faittes sur le champ en conformité en Hollande et à Londres entrassent dans Paris. Je suis dans la nécessité d'en faire une nouvelle que mon libraire de Leipsik a déjà commencée. Si m. le maréchal de Noailles n'a pas la bonté de faire un petit effort cette nouvelle édition sera encor imparfaitte. Je n'ose vous proposer monseigneur de vous enfermer une heure ou deux pour m'instruire des choses dont vous pouriez vous souvenir. Vous rendriez service à la patrie et à la vérité. Ce motif sera plus puissant que mes prières. Je ferais sur le champ usage de vos remarques. Ma nièce doit avoir àprésent deux exemplaires chargez de corrections à la main. Je voudrais que vous eussiez le temps et la bonté d'en examiner un. Votre lettre de trente deux pages me fait voir de quoy vous êtes capable, et m'enhardit auprès de vous. Il me semble que ce serait employer dignement une heure du loisir où vous êtes. S'il y avait quelque guerre je ne vous ferais pas de pareilles propositions. Je me flatte bien qu'alors vous n'auriez pas de loisir, et que vous commanderiez nos armées. Dans ce siècle que j'ay tâché de peindre c'était un français dont vous fûtes l'élève qui fit heureusement la guerre et la paix. Je suis très persuadé qu'avec vous la France n'a pas besoin d'étrangers pour faire l'une et l'autre. Qui donc a dans un plus haut degré que vous le talent de décider à propos, et de faire des manœuvres hardies, talent qui a fait la gloire du prince Eugene que vous avez tant connu? qui ferait la guerre avec plus de vivacité, et la paix avec plus de hauteur? quel officier en France a plus d'expérience que vous? et l'esprit s'il vous plait ne sert il à rien? Mais il n'y a guères d'aparence que vos talents soient si tôt mis en œuvre. L'Europe est trop armée pour faire la guerre.

S'il arrive pourtant que Le diable brouille les cartes et que le bon génie de la France conduise nos affaires par vous, il n'y a pas d'apparence que je sois alors votre historien. Je suis dans un état à ne devoir pas compter sur la vie. Vous serez peutêtre surpris que dans cet état, je fasse des siècles et des histoires de la guerre de 1741, et des Romes sauvées, et autres bagatelles, et même par cy par là quelques chants de la Pucelle. Mais c'est que j'ay tout mon temps à moy, c'est que dans une cour, je n'ay pas la moindre cour à faire, et auprès d'un roy pas le moindre devoir à remplir. Je vis à Potsdam comme vous m'avez vu vivre à Cirey, à cela près que je n'ay point charge d'âme dans mon bénéfice. La vie de châtau est celle qui convient le mieux à un malade et à un grifoneur. Il y a bien loin de ma tranquille cellule du châtau de Potsdam, au voiage de Naples et de Rome. Cependant s'il est vray que vous vous donniez ce petit plaisir, je vous jure que je viendrai vous trouver. Il est vray que mon extrême curiosité que je n'ay jamais satisfaitte sur l'Italie, et ma santé, me font continuellement penser à ce voiage qui serait d'ailleurs très court. Mais je vous jure monseigneur que j'ay baucoup plus d'envie de vous faire ma cour, que de voir la ville souterraine. Je me suis cru quelquefois sur le point de mourir; mon plus grand regret était de n'avoir point eu la consolation de vous revoir. Il me semble qu'après trente cinq ans d'attachement, je ne devais pas être Réservéà mourir si loin de vous. La destinée en a ordonné autrement. Nous sommes des ballons que la main du sort pousse aveuglément et d'une manière irrésistible. Nous faisons deux ou trois bonds, les uns sur du marbre, les autres sur du fumier, et puis nous sommes anéantis pour jamais. Tout bien calculé voylà notre lot.

La consolation qui resterait à un certain âge ce serait de faire encor un bond auprès des gens à qui on a donné dès longtemps son cœur. Mais sçai-je ce que je ferai demain? Occupons comme nous pourons de quart d'heure en quart d'heure la vanité de notre vie. S'il est permis d'espérer quelque chose à un homme dont la machine se détruit tous les jours, j'espère venir vous voir cette année, avant que l'exercice de votre charge vous dérobe à mes empressements et vous fasse perdre un temps prétieux.

Nous attendons icy le chevalier de la Touche. Je le verray avec plaisir, mais je le verray peu. Le goust de la retraitte me domine actuellement. J'aime Potsdam quand le roy y est, j'aime Potsdam quand il n'y est pas. Je trompe mes maladies par un travail assidu et agréable. J'ay deux gens de lettres auprès de moy qui sont mes lecteurs, mes copistes, et qui m'amusent, entièrement libre auprès d'un roy qui pense en tout comme moy. Algaroti et Dargens viennent me voir tous les jours au châtau où je suis logé. Nous vivons tous trois en frères, comme de bons moines dans un couvent. Pardonez à mon tendre attachement si je vous rends ce compte exact de ma vie. Elle devait vous être consacrée. Soufrez au moins que je vous en soumette le tableau. Mon âme, toujours dépendante de la vôtre, vous devait ce compte de l'usage que je fais de mon existence. Vous ne m'avez point parlé de M. le duc de Fronsac ny de mademoiselle de Richelieu. Je souhaitte cependant que vous soyez un aussi heureux père, que vous êtes un homme considérable par vous même. Le bonheur domestique est à la longue le plus solide et le plus doux. Adieu monseigneur, je fais mille vœux pour que vous soyez heureux longtemps, et que je puisse en être témoin quelques moments.

Si mon camarade Lebaillif, chargé des affaires depuis la mort du caustique et ignorant Tirconnel, m'avait averti en me faisant tenir votre paquet, du temps où le courier qui l'a aporté, partirait, je ferais un paquet un peu plus gros, mais vous ne le recevriez qu'au bout de six semaines parce que ce courier va à Hambourg, et y attend longtemps les dépêches du nord. J'ay mieux aimé me livrer au plaisir de vous écrire et de vous faire parvenir au plustôt les tendres assurances de mon respectueux attachement que de vous envoyer des livres que d'ailleurs vous recevriez baucoup plus tard que ceux qui doivent être incessament entre les mains de ma nièce pour vous être rendus.

On dit qu'une dame un peu plus belle que ma nièce a fait une comédie. Je ne crois pas que ce soit pour la faire jouer dans la rue Dauphine. Or si une dame jeune et fraîche se contente de jouer ses pièces en société pourquoy ma nièce, qui n'est ny fraîche, ny jeune veut elle absolument se commettre avec les comédiens, le marquis du Rollet, et le parterre, gens très dangereux? Un grand succez me ferait assurément baucoup de plaisir, mais une chutte me mettrait au désespoir. J'ay couru cette épineuse carrière, je ne la conseille à personne.

Je m'aperçois que j'ay encor baucoup bavardé après avoir cru finir ma lettre. Pardonnez cette prolixité à un homme qui compte parmi les douceurs les plus flatteuses de sa vie celle de s'entretenir avec vous et de vous ouvrir son cœur. Adieu encor une fois mon héros, adieu homme respectable qui soutenez l'honneur de ma patrie. Il me semble que je vous serais attaché par vanité si je ne vous l'étais pas par le goust le plus vif. Conservez moy des bontez que je préfère à tout.

V.